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LE CRAPOUILLOT

foyer ainsi que les briques de l’intérieur étaient revêtus de suie, je jugeai que cette cheminée faisait pour son idole congolaise une petite chapelle bien appropriée.


L’Attaque d’un cachalot, gravure américaine de 1840.

Malgré mon sentiment de malaise, je surveillai d’un regard attentif la statuette à demi cachée pour voir ce qui allait se passer ensuite. Notre homme d’abord tira de sa poche de surtout plein ses deux mains de copeaux, qu’il déposa délicatement devant l’idole ; puis plaçant sur le tas une parcelle de biscuit de mer, il en approcha la flamme du quinquet et fit jaillir des copeaux un feu de sacrifice. Puis, après diverses tentatives pour l’attraper vivement dans le feu avec la main, qu’il retirait encore plus vite (car il se brûlait cruellement), il réussit enfin à reprendre le biscuit ; et soufflant un peu dessus pour le refroidir et enlever les cendres, il l’offrit poliment au petit négro. Mais le diablotin ne parut pas apprécier du tout ce genre de mets trop sec et refusa d’ouvrir les lèvres. Toutes ces étranges simagrées s’accompagnaient de sons gutturaux encore plus étranges émis par le fidèle qui semblait prier en faux-bourdon ou bien moduler quelque psalmodie païenne, tandis que son visage se contorsionnait de la façon la plus baroque. Finalement, il éteignit le feu, enleva l’idole sans plus de cérémonie et la fourra derechef dans sa poche de surtout, avec aussi peu de soin que l’eût fait un chasseur jetant dans son carnier une bécasse abattue.

Toutes ces momeries bizarres accrurent mon malaise, et voyant alors à des signes non équivoques qu’il avait fini ses opérations et qu’il allait se mettre au lit avec moi, je jugeai qu’il était grand temps, avant l’extinction de la lumière, de rompre le charme qui m’avait si longtemps paralysé.

Mais je délibérai sur le discours à tenir, et ce retard me fut fatal. Reprenant sur la table son tomahawk, mon compagnon en examina un instant le gros bout, et puis le présentant à la flamme de la lampe, il appliqua ses lèvres au manche et souffla d’épais nuages de fumée de tabac. Un instant plus tard, ayant éteint la lumière, le farouche cannibale, son tomahawk entre les dents, sautait dans le lit à mon coté. Alors, n’y tenant plus, je poussai un cri et lui, lâchant un brusque grognement de stupeur, se mit à me tâter.

Balbutiant quelques mots indistincts, je me reculai loin de lui tout contre le mur, et puis le suppliai, quel qu’il fût, de se tenir tranquille pour me permettre de me relever et de rallumer la lampe. Mais à ses réponses gutturales, je vis qu’il ne comprenait pas mes désirs.

— Qui diable, toi être ? dit-il enfin… Si toi pas parler, sacrédié ! moi tuer toi.

Et ce disant, il fit tournoyer dans l’ombre au-dessus de ma tête le tomahawk brasillant.

— Patron ! Pour l’amour de Dieu, à moi ! À moi ! Peter Coffin ! m’écriai-je. Patron ! à la garde ! Coffin ! au secours ! à l’assassin !

— Toi parler ! toi dire à moi qui toi être, ou sacrédié, moi tuer toi ! grogna derechef le cannibale, tandis que son tomahawk brandi crachait sur moi des étincelles de tabac enflammé, qui faillirent incendier ma chemise.

Mais, grâce au ciel, à ce moment le patron, un flambeau à la main, pénétra dans la chambre, et sautant en bas du lit, je courus à lui.

— N’ayez donc pas peur, me dit-il en ricanant de nouveau. Quîqueg ici présent ne toucherait pas un cheveu de votre tête.

— Cessez de ricaner, m’écriai-je, et dites-moi plutôt pourquoi vous ne m’aviez pas prévenu que ce maudit harponneur était un cannibale.

— Je croyais que vous le saviez… puisque je vous avais dit qu’il colportait des têtes par la ville… Mais retournez au dodo et dormez. Quîqueg, écoute :

— Toi comprendre moi, moi comprendre toi, cet homme dormir avec toi. Toi comprendre ?

— Moi comprendre très bien, grommela Quîqueg.

Et se mettant sur son séant, il tira une bouffée de sa pipe

— Toi te mettre dedans, ajouta-t-il, en me faisant signe de son tomahawk et rejetant les draps de côté.

Il accomplit ce geste d’une manière non seulement courtoise, mais en vérité noble et généreuse Je m’attardai à le considérer une minute. Malgré tous ses tatouages, c’était là en somme un cannibale propre et d’aspect avenant.

« Pourquoi donc, ai-je fait tout ce raffût ? me demandai-je ? Cet homme est un être humain tout comme moi, il a autant de raison de me craindre