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LE CRAPOUILLOT

du temps qu’il passa à déficeler l’embouchure du sac. Cela fait, il se retourna, et, grands dieux ! quel spectacle !… Quel visage ! Il était d’une teinte sombre, d’un rouge cuivré çà et là de grands carrés noirâtres… « Plus de doute, pensai-je, voilà mes craintes réalisées ; c’est un mauvais coucheur, il s’est battu, a reçu d’atroces balafres, et il arrive tout droit de chez le médecin. » Mais comme à ce moment-là il tournait le visage vers la lumière, je compris que les carrés livides ne pouvaient être aucunement du taffetas d’Angleterre. C’était des taches d’une nature quelconque. Je ne sus d’abord qu’en penser ; mais bientôt la vérité commença de m’apparaître. Je me rappelai l’aventure d’un blanc, un baleinier lui aussi, qui, tombé aux mains des cannibales, avait été tatoué par eux. Je conclus que mon harponneur, au cours de ses lointains voyages, avait dû éprouver un sort analogue. « Et qu’importe, me dis-je, après tout. Ce n’est là que son extérieur : on peut être honnête sous n’importe quelle peau. » Mais, alors, comment expliquer son teint extravagant ou plutôt cette partie de son teint située alentour des carrés de tatouage et complètement indépendante de ceux-ci ? Après tout, ce pouvait n’être rien de plus qu’un bel et beau revêtement de hâle tropical ; mais je n’avais jamais encore ouï dire que l’ardeur du soleil pût hâler un blanc au point de le rendre d’un rouge cuivré. Néanmoins, je n’étais pas allé dans les mers du Sud ; et peut-être le soleil y produisait-il sous la peau cet effet singulier.

Or, tandis que ces idées me traversaient comme l’éclair le harponneur ne me remarquait toujours pas. Quand il fut venu à bout d’ouvrir son sac, il se mit à fouiller dedans, et il en tira bientôt une sorte de tomahawk et une sacoche en peau de phoque ayant le poil à l’extérieur. Après quoi, disposant ces objets sur le vieux coffre du milieu de sa chambre, il prit la tête du maori — objet passablement macabre — et la fourra dans le sac. Mais quand il ôta son chapeau, — un castor tout neuf, — une nouvelle surprise faillit m’arracher un cri. Il n’avait pas de cheveux sur la tête, — ou pour ainsi dire pas, — rien qu’une petite tresse tortillée au-dessus du front. Son crâne chauve et rougeâtre ressemblait tout à fait à un crâne moisi. Si l’étranger ne s’était pas tenu entre moi et la porte, je me serais engouffré dehors plus vite que jamais je n’ai engouffré un repas.


Un accident, d’après l’ouvrage de Scoresby (1823)

Dans la circonstance, je songeai un instant à passer par la fenêtre, mais nous étions au second étage. Je ne suis pas poltron, mais la conduite à tenir vis-à-vis d’un scélérat cuivré colporteur de têtes dépassait tout à fait mes moyens. L’ignorance est mère de la peur. J’avoue que, totalement ahuri et stupéfié par la vue de cet étranger, j’avais alors aussi peur de lui que si le diable lui-même s’était introduit dans ma chambre au beau milieu de la nuit. J’avais même tellement peur que je ne vins pas à bout d’interpeller notre homme sur-le-champ et d’exiger qu’il me fournît des éclaircissements à propos de ce qui me paraissait inexplicable en lui.

Cependant, il continuait à se déshabiller et pour finir, sa poitrine et ses bras m’apparurent. Aussi vrai que je vis, ces parties cachées de son corps étaient couvertes des mêmes carrés que son visage ; sur tout son dos également s’étalaient ces mêmes carrés sombres : il semblait avoir traversé une guerre de Trente ans, et en être réchappé avec une vraie chemise de taffetas d’Angleterre. Bien plus, ses jambes mêmes en étaient marquées ; on eût dit des troncs de palmier où grimpaient toute une portée de grenouilles vert sombre. Impossible d’en douter, j’avais devant moi quelque infâme sauvage embarqué sur un baleinier dans les mers du Sud et venu à terre dans ce pays civilisé. Cette pensée me fit frissonner. En outre, un colporteur de têtes… qui sait, même, les têtes de ses propres frères. Allait-il pas avoir envie de la mienne — dieux, regardez ce tomahawk !

Mais, je n’eus guère le loisir de frissonner car les gestes du sauvage accaparaient alors toute mon attention et me persuadaient que j’avais affaire à un païen. Allant à son épais surtout qu’il avait précédemment disposé sur une chaise, il fouilla dans les poches et en tira une baroque petite statuette bossue par derrière et tout à fait de la couleur d’un bébé congolais âgé de trois jours. Tout d’abord, me ressouvenant du crâne momifié, je faillis croire que ce noir polichinelle était un enfant véritable conservé par une méthode analogue. Mais le voyant absolument rigide, et luisant à peu près comme de l’ébène poli, je conclus que ce n’était rien d’autre qu’une idole de bois. Je ne me trompai point. Bientôt le sauvage s’approcha de l’âtre vide, en retira la plaque au chromo et dressa cette figurine bossue, telle une quille, entre les chenêts. Comme les jambages du