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LE CRAPOUILLOT

demeurai indécis ; mais lui, consultant l’horloge disposée dans un coin, s’écria :

Voilà qu’il est dimanche… ; vous ne verrez plus le harponneur cette nuit : il aura jeté l’ancre quelque part ailleurs. Allons, venez, venez donc, vous ne voulez pas venir ?

Je réfléchis un instant, et puis je montai l’escalier derrière lui. Il m’introduisit dans une petite chambre froide comme une glacière et meublée, il est vrai, d’un lit prodigieux, si grand que quatre harponneurs auraient presque pu y dormir de front

Là, dit le patron, en déposant la chandelle sur un vieux coffre de marin tout disloqué qui jouait le double rôle de lavabo et de table du milieu ; là, maintenant, faites comme chez vous et dormez bien.

Je détournai les yeux du lit et cherchai mon hôte, mais il avait déjà disparu

Relevant les couvertures, je me penchai sur le lit. Bien qu’il manquât un peu d’élégance, il supportait passablement l’examen. Je jetai ensuite un coup d’œil sur la chambre. À part le lit et la table du milieu, je ne vis entre ces quatre murs d’autre mobilier proprement dit qu’une armoire grossière et un écran de cheminée garni d’un chromo qui représentait un homme harponnant une baleine. En fait d’objets n’appartenant pas à la chambre par destination, il y avait, jeté dans un coin sur le plancher, un hamac ficelé, à côté d’un grand sac de matelot, renfermant les effets du harponneur et lui tenant sans doute lieu, à terre, de valise. De plus, il y avait sur la tablette de la cheminée un paquet d’hameçons exotiques en os de poissons, et, debout au chevet du lit, un énorme harpon.

Mais un objet déposé sur le coffre m’intriguait. Je m’en saisis, l’approchai de la lumière, le tâtai, le flairai et cherchai par tous les moyens à me rendre compte de sa nature. Je ne puis mieux le comparer qu’à un vaste paillasson-essuie-pieds, orné sur les bords de petites pointes cliquetantes assez pareilles aux dards de porc-épic entourant un mocassin de peau-rouge. Ce paillasson avait au centre une ouverture comme on en voit aux ponchos du Sud-Amérique. Mais, était-il vraisemblable qu’un harponneur sain d’esprit pût revêtir un paillasson-essuie-pieds et arpenter dans cet appareil les rues d’une ville chrétienne ? Je me mis sur moi l’objet pour l’essayer, et il me pesa comme une chape de plomb. Il était singulièrement rugueux et lourd, voire même un peu humide, comme si ce mystérieux harponneur l’avait porté un jour de pluie. Ainsi accoutré, j’allai me regarder dans un fragment de glace appliqué au mur et je n’ai de ma vie vu spectacle pareil. Je m’en dépêtrai si hâtivement que je me fis un bleu au cou.


Baleinier américain vers 1840.

Je m’assis au bord du lit pour méditer sur ce harponneur qui colportait des têtes revêtu d’un paillasson-essuie-pieds. Après avoir passé quelque temps dans cette posture, je me levai et ôtai mon surtout, puis m’attardai au milieu de la chambre à songer. J’enlevai alors ma vareuse et songeai encore un peu en manches de chemise. Mais je commençai à avoir très froid, dans ce léger costume et, me rappelant le dire du patron, que le harponneur ne rentrerait pas du tout cette nuit-là, je cessai d’hésiter, me dépouillai de mon pantalon et de mes bottes, me mis au lit et, soufflant la chandelle, me recommandai au soin de la Providence.

Ce matelas était-il rembourré d’épis de maïs ou de vieux tessons, je ne saurais le dire, mais le fait est que je restai longtemps avant de pouvoir m’endormir. À la fin, je glissai peu à peu au sommeil, et j’avais déjà fait pas mal de chemin vers le pays des songes, lorsque je perçus dans le corridor l’approche d’un pas pesant, et vis un rayon de lumière filtrer dans la pièce par-dessous la porte.

« Que le Seigneur ait pitié de moi ! pensai-je, ce doit être le harponneur, cet infernal colporteur de têtes. » Mais je gardai une entière immobilité et résolus de ne pas dire un mot tant qu’on ne m’adresserait pas la parole. Tenant d’une main un quinquet et de l’autre cette fameuse tête de maori, l’étranger pénétra dans la pièce. Sans regarder vers le lit, il déposa sa lampe sur le plancher dans le coin le plus éloigné, et se mit en devoir de débrouiller les nœuds de la corde entourant le gros sac dont j’ai signalé la présence dans la chambre. J’avais un désir extrême de voir son visage, mais il le garda détourné toute la durée