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LE CRAPOUILLOT

je m’accommoderais de la moitié du lit de tout individu convenable.

— Je le pensais bien. C’est parfait, prenez un siège. Souper ?… Vous voulez souper ? Cela va être prêt tout de suite.

Je m’assis sur un vieux canapé de bois, tout garni d’inscriptions comme un banc sur la promenade des remparts. À l’autre bout, un mathurin méditatif, à califourchon dessus, ajoutait à son ornementation, en jouant activement du couteau sur la partie située entre ses jambes. Sa gravure représentait un navire toutes voiles dehors, mais c’était loin d’être un chef-d’œuvre, à mon idée.

Finalement, on nous appela à quatre ou cinq pour aller manger dans la pièce voisine. Il y faisait un froid d’Islande, car il n’y avait pas le moindre feu, le patron ne pouvant, à son dire, se permettre un tel luxe. Rien que deux mélancoliques chandelles de suif, chacune sous son abat-jour. Nous fûmes trop heureux de boutonner hermétiquement nos surtouts et de porter à nos lèvres, de nos doigts mi-congelés, des tasses de thé brûlant. Mais le menu était des plus substantiels et comprenait, en sus de la viande et des pommes de terre, du poudingue. Juste ciel ! Un souper au poudingue ! Un jeune gars en habit vert pomme s’attaque à ce poudingue de la façon la plus féroce.

— Mon petit, lui dit le patron, tu vas te flanquer une indigestion, c’est net.

— Patron, chuchotai-je, ce n’est pas mon harponneur au moins ?

— Hé non, fit-il avec un air d’ironie diabolique, votre harponneur a le teint foncé. Il ne mange jamais de poudingue, lui… il ne mange que du rôti et il l’aime rudement.


Modèle de bateau baleinier, conservé au musée de New-Beford.

— Ça, je m’en moque, repris-je. Mais dites-moi où est ce harponneur. Est-il ici ?

— Il ne tardera plus.

J’avais beau faire, ce harponneur « au teint foncé » m’inspirait une méfiance croissante. En tous cas, j’étais bien résolu : si finalement nous devions coucher ensemble, je le forcerais à se déshabiller et à se mettre au lit le premier.

Le souper terminé, les convives regagnèrent la salle de débit, et, ne sachant où porter mes pas, je résolus d’y passer la fin de la soirée en spectateur.

Bientôt un bruit tumultueux s’éleva en dehors. Le patron se dressa en s’écriant :

— C’est l’équipage du Grampus. Le sémaphore l’a signalé au large ce matin, un voyage de trois ans et pleine cargaison d’huile. Hourra, les gars, nous allons savoir les nouvelles des antipodes.

Un martèlement de lourdes bottes retentit dans le couloir ; la porte s’ouvrit d’un coup et livra passage à une bande de marins de mine quelque peu farouche. Revêtus de leurs vieilles vareuses de quart, avec leurs figures enfouies dans des cache-nez de laine, tout sales et dépenaillés, et leurs barbes hérissées de glaçons, l’on eût dit une invasion d’ours du Labrador.

Ils débarquaient à peine de leur canot et l’auberge était la première maison où ils pénétraient. Tout naturellement, ils cinglèrent droit vers la gueule de la baleine — le comptoir — où le ratatiné petit vieux Jonas, qui officiait, leur versa bien vite pleine rasade à tous,