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grande pile. D’habitude, Courtois parlait peu, même à Rosa. Mais, ce matin-là, elle vit bien qu’il avait quelque chose à lui dire :

— Savez-vous, Rosa, que je ne suis pas tranquille ?

— Pourquoi donc, Courtois ?

— Vous n’avez rien remarqué dans la figure de M. le marquis ?

— Dans la figure de M. le marquis ? Ma foi, non. Il a l’air de se porter comme un charme. Il mange, il boit, il dort.

— Eh bien ! non, justement. C’est là ce qui vous trompe.

— Serait-il malade ?

— Pas encore. Mais M. le marquis réfléchit beaucoup plus souvent que d’ordinaire. Il réfléchit en s’habillant, il réfléchit en se promenant dans le jardin. Cela ne lui vaut rien. Je le sais, moi qui le soigne depuis quarante ans.

— Peut-être, dit Rosa d’un air grave.

Courtois, encouragé, s’épancha davantage :

— L’autre soir, il me sonne, très tard. Je cours, croyant avoir oublié la veilleuse.

— Oh ! Courtois

— Dame ! cela pourrait m’arriver !… Mais non. Je le trouve dans son lit, les yeux grands ouverts. Il me dit : « Courtois, donne-moi un livre pour m’empêcher de penser. Je ne peux pas dormir. » Et depuis j’en mets un tous les soirs sur sa table de nuit. Cela nous change beaucoup. J’étais habitué à le voir s’endormir comme un enfant. Souvent, avant que j’aie le temps de quitter la chambre, je l’entendais ronfler. Voyez-vous, Rosa, il faut qu’il y ait quelque chose, parce que je ne l’ai jamais vu ainsi.

— Jamais ?

— Non. Pas même après la mort de Mme la marquise.

— Ah ! dit Rosa avec un gros soupir, avoir des chagrins à l’âge de M. le marquis, c’est tout naturel. Mais à l’âge de M. Bernard c’est bien triste !

— Vous croyez que M. Bernard ?…

— Si je le crois, hélas ! j’en suis sûre. Regardez-le donc !… une mine à faire peur !

— Une belle mine tout de même, Rosa,

— Parce qu’il ne peut pas faire autrement. C’est en lui. Mais la joie n’y est plus…

— À son âge, on se console. Mais si cela prend à M. le marquis, je crains bien.

Rosa s’assit devant la table et appuya ses deux coudes sur la nappe :

— Courtois, avez-vous idée de ce qu’ils peuvent avoir ?

— Aucune, Rosa, aucune. J’ai beau chercher. Et vous ?