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il évitait de le fixer sur son père. Une sorte d’affaissement, aussitôt réprimé, le saisissait quelquefois,

— Mais tu as mal dormi ! tu es pâle ce matin ! lui disait alors l’inconséquent marquis.

Bernard répondait en souriant :

— Ne vous inquiétez pas, grand-père, c’est l’air de Paris.

Et le comte ajoutait de son air mordant :

— Voudriez-vous qu’il fût rouge comme un chantre ?

— Oh ! il aurait du chemin à faire !

— Pas déjà tant ! Mais s’il avait envie de devenir intéressant vous l’y pousseriez, mon père, avec vos singulières inquiétudes. Il n’y a rien de tel pour rendre les gens malades que de s’informer de leur santé.

Le marquis se taisait, puis regardait Bernard, puis, levant son verre, avalait une rasade :

— Tu as peut-être raison, après tout ; Bernard est taillé, comme moi, pour vivre cent ans.

Au fond, le grand-père ne s’y trompait pas. Il voyait bien que son cher enfant souffrait, et plus cette souffrance était dissimulée, courageusement supportée, plus il en devinait l’amertume.

— Ah ! nous allons le faner, nous allons le faner dans sa fleur !

Cela le navrait, le bon marquis. Il eût fait tout au monde pour arracher à Bernard un autre sourire que ce sourire contraint qui lui faisait mal à voir. Il allait, dans ses moments de trouble, jusqu’à se reprocher d’avoir soutenu Rodolphe, jusqu’à s’accuser de sacrifier Bernard à la fortune. Mais cette faiblesse ne durait pas.

— Car, au fond, c’est Rodolphe qui connaît les difficultés de la vie. Il faut que Bernard soit raisonnable.

Et les jours passaient, et la vie coulait, et MM. de Cisay, chacun livré à ses préoccupations diverses, s’agitaient péniblement pour réaliser leurs espérances, comme des fourmis pour transporter une paille.

L’état d’inquiétude de leurs esprits commençait à se trahir dans leur entourage et surtout dans leur dépendance, malgré eux, sans qu’ils y contribuassent, par cette seule force des choses existantes qui se révèlent comme d’elles-mêmes. Un matin que Rosa préparait du linge dans la grande lingerie du rez-de-chaussée, elle vit arriver Courtois qui lui apportait des cravates à repasser.

— C’est bien. Je vous ferai cela tantôt.

Courtois ne s’en alla point. Il s’assit plutôt sur le coin de la table, croisant l’une sur l’autre ses deux jambes et ses fameuses pantoufles de cuir noir.

Rosa continua son ouvrage, jetant des gouttes d’eau sur les objets étendus, et les roulant ensuite avec soin pour en former une