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— Et qui donc serait venu te trouver ici ? Est-ce que nous n’avons plus nos secrets, à nous deux ? Est-ce que tu es trop grand, ou que je suis trop vieux ?

Trop vieux ! c’était pourtant un mot qu’il n’aimait point à prononcer. Mais il était ému, lui aussi. Il s’était assis sur l’herbe, à côté de Bernard, il s’essuyait le front, en plongeant son regard pénétrant dans le fond des yeux de son petit-fils. Bernard se pencha vers lui :

— Vous m’avez donc suivi ?

— Parbleu !

Bernard fut un peu surpris, mais sans excès. Quand il s’agissait de lui-même, rien ne l’étonnait de la part de son grand-père. Le marquis était-il au courant ? blâmait-il ou approuvait-il le comte ? Bernard n’avait pas assez d’expérience de la vie pour le démêler dans l’attitude de M. de Cisay. Il voyait seulement ce qu’il connaissait de longue date, c’est-à-dire l’extrême tendresse qui veillait sur lui, et craignant d’affliger cette tendresse, obéissant aussi à je ne sais quelle pudeur secrète qui nous porte à cacher nos maux, il se tut. Peut-être hésitait-il d’autant plus à parler qu’il avait espoir dans la protection du marquis et qu’il ménageait ce dernier espoir, comme on ménage sa dernière cartouche.

Le marquis attendit un instant. Bernard s’était un peu haussé et avait passé son bras autour du cou de son grand-père qui se tenait assis tout droit. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Les branches s’agitaient confusément au-dessus de leurs têtes. Une grosse couleuvre verte à marbrures jaunes sortit du buisson à leurs pieds et se dirigeant vers l’eau s’y glissa lentement. Le marquis semblait toujours attendre. De temps à autre, pendant que se rétablissait sa respiration, un peu agitée par la rapidité de sa course, il regardait Bernard du coin de son œil gris. Bernard songeait, ou restait à dessein en dehors des interrogations de ces coups d’œil. Tout était d’un calme parfait. Pourtant le cœur de Bernard battait dans sa poitrine. Il se sentait mal à l’aise. Et peu à peu le marquis s’impatientait et s’agitait. Soudain, il éclata :

— Ah ! çà, te figures-tu que je suis venu ici pour le seul plaisir de me promener ?

Bernard se releva, un peu confus.

— À mon âge, continua le marquis, courir après toi parce qu’on t’a fait du chagrin, et te trouver muet comme un poisson ?

— Grand-père, vous saviez donc…?

— C’était, ma foi, bien difficile à deviner ! Tu es sorti de chez ton père pâle comme un linge, sauvage comme un loup… Grâce à Dieu, ce n’est point ainsi que nous t’avons bâti, et je n’ai pas besoin d’être sorcier pour comprendre qu’il s’est passé quelque chose…