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bois. Il entendait bruire la forêt, et parfois, dans les jours d’orage, il écoutait les belles grandes plaintes du vent dans les sommets des branches. Si souvent l’image de Jeanne avait hanté cette retraite qu’il croyait vraiment qu’elle y avait vécu :

— Je l’amènerai là, se disait-il, quand elle sera ma femme, et je lui raconterai que je l’y ai vu grandir.

Et maintenant ! maintenant il faut la chasser, Bernard, sous son apparente réserve, cachait une nature ardente, un cœur chaud, un esprit logique, une volonté très ferme. La conversation qu’il venait d’avoir avec son père heurtait toutes ces choses et les révoltait.

— Comment, c’est parce que je suis riche que je suis contraint d’épouser une femme riche ! c’est parce que je suis riche que je serais moins libre qu’un autre ! Mais cela choque le bon sens ! Cela ne peut pas être, je le sens, j’en suis sûr. Et pourtant.

Pourtant le raisonnement du comte lui revenait, si net, si concluant, qu’il ne savait comment lui échapper. Il y avait cependant plusieurs points qui lui paraissaient obscurs. D’abord son père ne lui avait pas parlé de capitaux. Or il se rappelait à n’en pas douter l’avoir entendu maintes fois causer de déplacements d’argent, de versements au banquier, de ventes d’actions, de courses chez l’agent de change. La semaine dernière encore, M. Pignel était au château. Ce n’était ni pour l’hôtel ni pour Chanteloup. Et puis, comment se pouvait-il faire, qu’avec le seul revenu de leurs terres les de Cisay dépensassent 40 000 francs par an ?

IL s’était relevé sur son coude, la tête appuyée sur sa main et réfléchissait en regardant vaguement le ruisseau qui s’enfuyait sous les broussailles. Des craquements de feuilles, un bruit de pas se firent entendre à quelque distance. Il écouta :

— C’est un braconnier, sans doute.

Les pas se rapprochaient et semblaient avancer dans la direction de la roche. La surprise se peignit sur le visage de Bernard. Jamais personne n’était venu le troubler là. Est-ce que sa retraite aurait été découverte et violée comme venaient de l’être les secrets de son cœur ?

Mais voilà qu’une grande ombre se profile sur le ruisseau et que, se glissant par le sentier habituel, Bernard reconnaît tout à coup la silhouette maigre du marquis. M. de Cisay marche vite. Il est un peu essoufflé. Il accourt, et surprenant le jeune homme qui n’a pas eu le temps de se relever, il s’écrie de sa bonne voix tendre :

— Eh bien ! mon petit Bernard ! eh bien ! mon cher enfant !

Bernard se trouble, et, à ses yeux qui n’avaient point encore pleuré, il sent monter deux larmes qu’il refoule à grand’peine.

— Comment, c’est vous, grand-père ?