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Dans une grande salle carrelée, toutes fenêtres ouvertes, une femme d’une cinquantaine d’années était penchée sur une table, le fer à la main, presque aussi rouge que le fourneau qui brûlait à côté d’elle. En entendant marcher, elle s’était redressée, sans lâcher son fer, et tendait l’oreille.

— Ce n’est pourtant pas Baptiste. On dirait M. Ber…

Et rien qu’à cette pensée son honnête visage prenait une expression affectueuse. Quand le jeune homme entra, elle ne put retenir un cri de joie :

— Ah ! je le pensais bien ; je l’avais deviné. Je vous avais reconnu de loin, monsieur Bernard.

— Vraiment, Rosa ?

— Dame ! on ne trompe point sa nourrice. J’ai le bruit de vos pas dans les oreilles depuis que je vous ai appris à marcher. D’ailleurs, je pensais à vous, et c’est pour vous que je travaillais.

Bernard sourit, habitué aux gâteries, et jeta un regard sur l’ouvrage de Rosa.

— C’est une merveille ! Personne n’a des chemises lustrées comme moi.

— Cela se pourrait bien. Soit dit sans offenser M. le comte et même M. le marquis, je me donne plus de peine pour les vôtres que pour…

— Tu as bien tort, Rosa… Mais je ne t’en veux pas. Viens m’atteindre mes vêtements. Je dois sortir ce soir ; je vais à une fête.

— À une fête ?

— Oh ! une fête de charité… Je rentrerai de bonne heure.

Rosa remit en place le fer qu’elle tenait à la main, s’assura que le fourneau chauffait bien, couvrit d’une mousseline le linge commencé et suivit Bernard, qui montait l’escalier.

Rosa était entrée à l’hôtel de Cisay au moment de la naissance de Bernard, comme nourrice. C’est elle qui l’avait élevé, et, dans la tristesse qui avait envahi la maison à cause de la mort de la comtesse, c’étaient ses soins et ses chansons qui avaient été les premières joies de l’enfant. La brave créature s’était d’autant plus attachée à ce petit être qu’elle le sentait sans mère et que, dans cette demeure où il n’y avait point de femme, elle était seule capable de le bercer, de le caresser, de le dorloter comme il fallait. Le père et le grand-père n’avaient pas tardé à lui donner leur confiance et à la laisser maîtresse de tout ce qui regardait l’éducation matérielle de l’enfant.

Rosa était fière de son nourrisson. Quand elle le sortait, déjà beau, déjà vigoureux, vêtu comme un dauphin et faisant retourner les jeunes femmes, elle se disait que Bernard était un peu son œuvre.