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Tout s’écroula. M. d’Oyrelles avait été tué dans une escarmouche insignifiante, dans une misérable rencontre avec une poignée d’Arabes. Il était mort sans revoir sa femme, sans bénir sa fille…

Mme d’Oyrelles devint comme folle. Cette nature contenue avait un fonds de passion étrange. Sa douleur fut si intense, qu’elle l’eût certainement tuée sans la tendresse qu’elle portait à Jeanne. Nul autre lien n’aurait pu la rattacher au monde. Mais elle avait conscience de ses devoirs envers sa fille, et elle lutta contre elle-même, sachant qu’elle seule pouvait se vaincre, qu’elle seule pouvait se sauver ; elle se retint de mourir pour se donner à Jeanne. Et quand elle sortit de ce creuset horrible, broyée, mais encore debout, portant un chagrin qui ne devait jamais la quitter, Mme d’Oyrelles avait le secret des énergies supérieures. Son mérite personnel, sa haute piété, son détachement de la vie s’appliquèrent tout entiers à l’éducation de sa fille. Un tel maître devait faire une élève remarquable.

Grâce à la pension de retraite du colonel, il lui restait pour vivre environ douze ou quinze mille livres de rente et son logis de la Gerbière. Elle s’y installa courageusement, instruisant elle-même sa fille, servie par deux domestiques, le mari et la femme, vivant en recluse, plus seule encore au fond de son cœur qu’il n’y paraissait aux yeux du monde, mais appuyée sur Dieu.

… Donc avant d’entrer dans la forêt, pourvu qu’on fît un léger détour, on passait au bout de l’avenue de la Gerbière. Bernard fit ce détour. Il mit son cheval au pas, le long de la haie, par raffinement, pour voir mieux et plus longtemps. Puis il se redressa ferme sur ses étriers et regarda entre les branches. Le petit castel festoyait au soleil. Le toit de la tourelle d’ardoises étincelait avec des reflets d’acier et ce qu’on voyait des murs, derrière les feuilles, était éclatant de lumière. Par endroits on distinguait les masses rouges des corbeilles de géraniums. Mais ce que Bernard cherchait des yeux, c’était une clématite blanche qui entourait certaine fenêtre. En se penchant à droite, en se penchant à gauche, il l’aperçut enfin. Mais la fenêtre était fermée, les volets clos, et en regardant mieux, Bernard vit que toutes les autres fenêtres étaient aussi fermées. Plus de doute, elles étaient déjà parties. Devant la maison, une vieille femme s’avança, le tablier relevé. Bernard reconnut la Renotte. Il la vit jeter du grain, et des pigeons s’abattre pour manger.

— D’ordinaire, c’est Jeanne qui jette du grain aux oiseaux. Puisqu’elle n’est plus là, piquons des deux.

C’est ce qu’il fit, sans détourner la tête ; et il se mit à galoper. Mille pensées dansaient dans son esprit, sans prendre forme. Il se sentait joyeux sans se demander pourquoi. Était-ce la gaieté de vivre, l’illusion des vingt ans, le charme de la course, la douce