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une hypothèque ; il se demandait s’il pouvait assumer seul une pareille responsabilité. La fortune qu’il avait compromise était à la fois celle de son père et celle de son fils, car aucun partage n’avait été fait, et le marquis lui laissait la pleine direction des finances. Tant qu’il ne s’était agi que de mouvements de capitaux, que de jeux de bourse plus ou moins heureux, que de pertes légères compensées le lendemain par quelques gains, que de dépenses un peu fortes, lesquelles dépenses la bonne étoile de la famille comblerait un jour ou l’autre, Rodolphe n’avait jugé utile de mettre personne au courant de ses comptes. Mais cette malheureuse affaire avait tout gâté.

— Donner hypothèque sur Chanteloup sans prévenir mon père ! non, ce n’est pas possible. Il y a des choses qu’on ne fait pas. Coûte que coûte, je dois le mettre au courant.

Quand le comte de Cisay avait pris un parti, il n’hésitait jamais à l’exécuter. Il traversa son cabinet, en trois pas saccadés, ouvrit la porte, franchit le palier et pénétra chez son père.

Le marquis faisait sa barbe : c’était son heure. Il venait de quitter son costume du matin, et, sur le lit, soigneusement étalé, Courtois lui avait préparé un vêtement moins négligé en pacha noir avec un gilet blanc, éblouissant. C’était une bien vieille habitude : à partir de deux heures, le marquis était irréprochable. Il eût pu recevoir le roi. Et pourtant, on n’attendait personne au château. Mais, depuis sa petite enfance, il faisait deux toilettes par jour et il lui était impossible de faire autrement, impossible à lui et à Courtois.

Le vieux valet de chambre était en train de ranger. Ses mouvements étaient méthodiques, il n’en faisait pas un d’inutile. Rien n’était perdu, pas même le regard qu’il jetait sur son maître en allant et venant, afin de s’assurer que le marquis avait tout ce qu’il lui fallait, regard qui suppléait à ce que son oreille eût pu avoir d’infidèle.

Courtois était de taille moyenne, le teint chaud, la figure rasée, conservant pourtant deux courts favoris presque blancs. Il ne quittait jamais ses pantoufles de cuir plates, avec lesquelles il glissait comme une ombre sur les parquets, ou dans les corridors, sans faire aucun bruit. Il y avait quarante-deux ans qu’il était entré au service du marquis, et l’on pourrait même dire qu’il n’y était jamais entré, étant fils d’un garde-chasse, né et élevé sur le domaine.

Sa vie était identifiée à celle de M. de Cisay ; il ne connaissait que son service et l’accomplissait avec une ponctualité qui faisait sourire les jeunes. Le marquis s’y était habitué comme on s’habitue à manger tous les jours. Depuis longtemps Courtois lui était non--