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— C’est moi ! disait-il… Heureux mortel !

Et c’était vrai ! Et cette naïveté de l’égoïsme, et cette tendresse de cœur, et cette légèreté de l’esprit, et cette personnalité joyeuse, et cet entrain que rien n’avait pu abattre, c’était le vrai caractère du marquis.

… Un peu plus loin, à cheval sur une fumeuse, le comte de Cisay, qui tenait aussi un journal, parcourait âprement les dernières nouvelles de la Bourse. Il supputait des chiffres dans sa tête ; on le voyait bien à la contraction de ses sourcils. Parfois même ses doigts nerveux frappaient le bois de la chaise à petits coups secs, qui marquaient les étapes de ses calculs.

Le comte Rodolphe de Cisay, né à Paris, en 1840, avait dans ses manières et dans toute sa personne, soit caprice de la nature, soit constante application de la volonté, autant d’anglais que de français. Il était correct avant tout. Grave, un peu froid, mesuré, n’aimant ni les excès ni les exagérations, et très versé dans les choses d’argent. Au demeurant, fort bon fils, attentif avec le marquis, et père très vigilant pour Bernard.

Le comte était maire de son village, — un maire modèle, — tous les chemins de la commune le proclamaient. Les filles tenaient à grand honneur d’être mariées par lui. Les hommes venaient le consulter dans leurs embarras et trouvaient toujours en lui le même accueil, sérieux, obligeant, avec des conseils sages. Ses fermiers le considéraient et le payaient fort net, sachant qu’il y tenait.

Le comte de Cisay n’avait pas été heureux en ménage. C’était sans doute la raison de ce pli qu’il avait toujours au front, un vilain pli vertical qui lui donnait l’air dur. Il avait épousé, dans les dernières années de l’empire, en 1864, une jeune héritière d’une famille de province, dont il avait fait la connaissance aux eaux de Vichy.

Mlle de Varincourt, fille d’un ancien préfet, était une jeune personne pâle, un corps long et maigre, ayant peine à se porter, et semblant traîner la vie, à vingt ans, comme un fardeau trop lourd. Elle avait de grands yeux sans expression, un sourire triste, un esprit ordinaire, et une fatigue de tout qui perçait dans ses moindres gestes. Sa fortune était belle. Rodolphe de Cisay, hésitant d’abord devant une aussi frêle constitution, se rassura en considérant l’heureuse santé de M. et de Mme de Varincourt.

— Elle se fortifiera, dirent les médecins.

— Le mariage la guérira, murmurèrent les amis.

Il l’épousa, la soigna un an, dans une grossesse languissante, et la vit mourir en couches, en lui laissant un garçon.

Ce garçon, c’était Bernard : Bernard, sur qui s’étaient portées toutes les affections, toutes les forces vives de cette maison ! Ber-