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M. de Cisay, en l’occupant, remplit tant bien que mal une place que la mort a deux fois frappée.

Au-dessus de sa tête se penche le portrait d’une femme, vue à mi-corps dans un cadre ovale, style Louis XV. C’est une figure charmante, vaporeuse, enveloppée d’une robe blanche avec des cheveux dorés et des traits enfantins et spirituels. Il est aisé de voir qu’elle est Bretonne d’origine, à son visage court et rond, à ses yeux bleus, à la fois très doux et très volontaires. Elle tient un livre de prières à la main, ce qui contraste avec la nudité de son cou et de ses bras, mais sans choquer la pensée, tant il y a de candeur dans tout l’ensemble de sa personne.

Ce fut la marquise de Cisay. Ce fut une sainte et délicieuse créature, fêtée du monde, aimée de Dieu, qui passa en souriant à tous les bonheurs et à toutes les misères, mettant autant de grâce à monter le matin l’escalier des pauvres, avec un pain sous son manteau, qu’à entrer le soir dans une salle de bal, toute parée, toute ravie. Elle était née bonne, comme elle était née belle. Sa vie n’eut pas une ombre et n’en fit jamais naître. Elle vécut dans un rayon.

Le marquis l’adorait avec la fougue de ses vingt-cinq ans. Mais tout cela était trop beau. En plein bonheur, en pleine santé, entre les jeux de son fils et les tendresses de son mari, la marquise de Cisay fut arrachée de ce monde. Elle mourut en trois jours, en 1847, d’une de ces épidémies de choléra qui traînèrent longtemps, par accès fantasques, après l’épouvantable invasion de 1832, Le marquis souffrit cruellement. Pendant longtemps il ne put dominer son désespoir.

Mais il était venu au monde avec une si heureuse nature, il y avait en lui tant de jeunesse, tant de vitalité, tant d’épanouissement, qu’il reprit peu à peu ses facultés. L’amour qu’il avait pour sa femme ne le quitta point ; mais il se transforma en un souvenir doux et pénétrant avec lequel il prit l’habitude de vivre. La marquise lui parut un ange qui voltigeait à côté de lui, souriante encore et toujours aimable. Ce genre de sentiment eut l’avantage de ne jamais vieillir. Le marquis aima toute sa vie à s’asseoir au-dessous du portrait de sa femme, à revoir les objets qui lui avaient appartenu. Il en parlait aisément, non plus avec larmes, mais avec aisance, avec bonheur. Et pour les intimes, pour ceux qui étaient très près de son cœur, il sortait parfois de sa poche une miniature qui ne le quittait jamais. Cette miniature représentait une toute jeune femme, penchée à une fenêtre, envoyant un baiser du bout des doigts à un jeune homme qui lui disait adieu. Le marquis mettait alors l’extrémité de son index sur la silhouette du jeune homme :