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PERDU

donc dans le garde-manger ; Nelly l’entendit placer plusieurs assiettes sur la table de la cuisine.

— Ne prenez pas tant de peine, dit l’homme en approchant sa chaise. On n’est pas difficile ! J’ai couché dans une vieille grange abandonnée, à trois ou quatre milles d’ici, et le souper n’y valait rien.

— Vous allez loin ? demanda Mélisse.

— À Boston. Je suis décidément trop vieux pour voyager à pied. Si l’on y allait en bateau seulement ! L’eau et moi nous sommes de vieilles connaissances. Voilà, ma foi, un royal morceau de bœuf. Vous ne pourriez pas me donner à présent un pichet de cidre ?…

Ceci fut insinué très humblement, toutefois Mélisse ne se laissa pas attendrir.

— Non, pas de cela, répondit-elle résolument, — et la conversation devint languissante.

Miss Dane descendait de sa chambre au moment même.

— Voudriez-vous rester dans la cuisine ? lui dit tout bas la vieille bonne. Il y a là une espèce de mendiant qui a l’air étranger. Je lui trouve mauvaise mine, et je n’aimerais pas le laisser tout seul. Le temps de mettre le couvert… Il aura vite fini son repas du train dont il dévore.

Miss Dane la suivit sans répondre et, en la voyant, le vagabond se leva à demi.

— Bonjour, madame ! dit-il avec une politesse qui n’est pas toujours celle des gens de cette sorte.

Aussitôt que Mélisse fut loin, il reprit : « Je suppose que vous n’avez pas de cidre ? » mais sans plus de succès que la première fois, miss Dane ayant remarqué qu’il paraissait avoir déjà beaucoup trop bu.

— Est-ce loin d’ici Boston ? poursuivit-il sans insister.

— Quatre-vingts milles.

— C’est que je voyage lentement. Les marins ne font pas de bons marcheurs.

— Vraiment, dit miss Dane, vous avez été marin ?

— Je n’ai jamais été que cela, répondit l’homme qui semblait disposé à bavarder.

Il avait mangé comme un chien vorace ; on eût dit qu’il mourait de faim, et maintenant il se reposait. C’était un vieillard pauvrement et malproprement vêtu, la face rouge, les épaules voûtées ; en le regardant bien, on pouvait cependant discerner encore que ses traits avaient dû être beaux avant la misère, avant l’ignominie.

— Je n’ai jamais été que cela, répéta-t-il. Gamin, je me suis sauvé de chez mes parents pour prendre la mer et j’y suis resté