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PERDU

— Je me demande, reprit Nelly, si peu encouragée qu’elle fût à poursuivre la conversation, je me demande si ma cousine ne possède pas un portrait de ce capitaine Carrick ?

— Il n’était point capitaine, répliqua Mélisse ; j’ai entendu dire qu’il devait avoir un commandement à son prochain voyage, voilà tout.

— Et vous ne l’avez jamais vu ? Il n’est jamais venu chez elle ?

— Ma foi, non. Ils se sont rencontrés à Salem, où elle passait cet hiver-là, et puis il s’est embarqué. Tout ce que je sais, c’est qu’on a offert à miss Ratia plus d’un bon parti ; elle a toujours refusé. Je suppose que son cœur était resté enseveli au fond de la mer avec lui.

Cette phrase sentimentale dans la bouche de Mélisse parut si drôle à Nelly, qu’elle se baissa pour cueillir des grappes tout près de terre, et que, pendant quelques minutes, il lui fut impossible de poser de nouvelles questions.

— Mais bien des fois j’ai vu, j’ai senti, qu’elle pensait à lui, reprit Mélisse d’un ton ému qui, cette fois, toucha profondément la jeune rieuse. Elle se trouvait bien seule, allez ! Elle et son père, le colonel, ne causaient pas librement ensemble ; elle gardait tout pour elle. La seule fois qu’elle m’ait dit un mot de sa peine, il y aura sept ans à la fin de décembre… On avait dressé un bel arbre de Noël dans la sacristie de l’église, et elle y alla ; j’y allai aussi. Tout ce qui, dans la paroisse, pouvait marcher, ou seulement se traîner, était là ; ces diables d’enfants faisaient un train !… De mon temps, on leur aurait tiré les oreilles jusqu’à les arracher, mais aujourd’hui, on souffre tout à la marmaille. Ils nous cassaient donc la tête. Voilà que tout à coup je cherche des yeux miss Ratia, et je ne l’aperçois plus ; on me dit qu’elle était partie. Je rentre bien vite à la maison… Pas de lumière ; la peur me prend, l’idée qu’elle est malade… Mais c’est elle-même qui m’ouvre la porte, et, la lampe allumée, je vois qu’elle a pleuré. Je lui demande : — « Est-ce que vous avez reçu quelque mauvaise nouvelle ? » Mais elle me répond : « — Non, non… » Et se remet à pleurer si fort, que cela faisait pitié. « — Mélisse, me dit-elle, je ne me suis jamais sentie si seule que ce soir au milieu de ces petits. C’est une chose affreuse que d’être seule au monde. » Naturellement je ne pouvais rien répondre. Je lui ai préparé une bonne tasse de thé, qui a paru lui faire du bien ; mais elle ne s’est couchée tout de même qu’à trois heures du matin, cette nuit-là ; et moi je n’ai pu fermer l’œil que lorsque je l’ai entendue remonter. Dame ! elle est tout pour moi, miss Ratia. Je n’ai pas de famille, moi non plus. C’est la mère de mademoiselle qui m’a prise, orpheline, à l’hospice. Je me rappelle que, quand je