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douta jamais des sentiments qu’il avait cru lui inspirer : il aimait sincèrement Eugène et se croyait payé de retour : il se plaisait à assimiler leurs deux carrières : « Vos ennemis sont à Vienne, les miens à Versailles, lui dit-il en le quittant en 1701 ; je suis persuadé que vous me souhaitez toutes sortes de bonheurs, comme de mon côté je vous désire toutes les prospérités qui ne seraient pas contraires aux intérêts du roi ». La guerre n’avait pas altéré ces sentiments : elle n’avait pas fait à la vanité du capitaine de ces blessures qui ne guérissent pas : Villars n’était ni à Blindheim, ni à Turin, ni à Ramillies : à Malplaquet, l’honneur avait été également partagé entre les deux adversaires : Villars était resté convaincu que, sans la blessure qui l’avait éloigné du champ de bataille, il aurait fini par remporter la victoire et Eugène avait la bonne grâce de ne pas le contredire. La campagne qui allait s’ouvrir, en renversant les rôles, ne devait pas brouiller les acteurs : et après dix-huit mois d’une lutte où l’un n’eut que des succès, où l’autre n’éprouva pas d’humi¬ liation directe, ils purent se retrouver à la table du même congrès, discuter et signer ensemble l’instrument diplomatique qui rendait la paix à l’Europe, qui réconciliait leurs souverains et scellait leur mutuelle amitié.

Au moi3 de mai 1712, tous deux, en abordant le terrain, avaient le sentiment du dénouement prochain. Ils comprenaient que le pre¬ mier choc fixerait l’issue définitive de cette longue guerre. Le moment décisif était arrivé. De j)art et d’autre il fallait une bataille gagnée : à l’Autriche, pour retenir ses alliés et frapper le coup qui aurait couronné toutes ses victoires ; à la France, pour triompher des dernières hésitations de l’Angleterre et faire aboutir les négo¬ ciations d’Utrecht. Pour l’Autriche, les instants étaient précieux, et Eugène était décidé à brusquer les opérations. Louis XIV, au con¬ traire, qui négociait secrètement la neutralité de l’armée anglaise, avait intérêt à temporiser, et Villars devait éviter le combat jusqu’à nouvel ordre.

Rappelons brièvement la situation des belligérants.

Des trois lignes de forteresses qui défendaient la frontière fran¬ çaise, l’ennemi occupait les deux premières, celle de Lille-Tournay-Mons et celle de Aire-Béthune-Douai-Bouchain. Valenciennes, Maubeuge et Namur, il est vrai, avaient encore des garnisons fran¬ çaises, mais ces garnisons, isolées, relativement faibles, ne pouvaient en rien gêner ses opérations. Le quartier général du prince Eugène était à Tournay.

L’armée française était cantonnée sur la ligne Arras-Cambrai-Landrecies, le gros autour de Cambrai, où se trouvait le quartier général de Villars. Cette ligne était toute artificielle ; aucun cours