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dans sa vie. Il prévoyait d’avance l’état d’indifférence dans lequel son fils passerait après la rupture de ce premier amour.

— Alors, se disait-il, la pensée de Jeanne une fois arrachée, il rentrera dans les réalités, et se mariera comme doit faire un homme sage.

C’était bien raisonné. Mais le difficile était de supprimer l’obstacle, c’est-à-dire de supprimer Jeanne d’Oyrelles.

Il ne faudrait pas s’y tromper, et croire qu’en agissant ainsi le comte était dur, était cruel vis-à-vis de son fils. Quand le chirurgien coupe et tranche, il ne songe même pas à s’attendrir sur le malade ; il a l’idée du bien qu’il va faire et jamais celle de la souffrance qu’il cause. Le comte aimait Bernard, non pas tendrement, sa nature n’en était pas capable, mais profondément. Le bien de cet enfant, le bien de sa race était sa préoccupation constante, et pour y arriver, il taillait dans le vif. Son erreur était de se placer à son propre point de vue pour juger du bonheur humain, et ce qu’il avait rêvé pour lui-même, c’est-à-dire la richesse, la grandeur, le luxe, de le chercher avec la même âpreté pour le donner à son unique fils. Les questions de sentiment, peu développées chez lui, étaient à ses yeux des questions secondaires dont il était utile et mâle de ne jamais s’embarrasser.

De long en large, les mains derrière le dos, le comte se mit à marcher dans son cabinet. Sa pensée courait par le monde, À grandes chevauchées. Tout ce qu’il avait d’imagination était en jeu. Il se faisait une poussée dans toutes les parties inventives de son cerveau.

Des projets, des images, vingt figures différentes passaient devant lui. Visions fugaces qui s’abîmaient dans l’ombre sans être relevées par sa volonté.

Tout à coup une idée le frappa. Quelque chose brilla dans ses yeux.

— Pourquoi pas ? ce serait parfait. Elle serait certainement heureuse et nous serions délivrés du même coup.

Mais pour en arriver là, il lui fallait un auxiliaire. Par une chaîne de pensées il fut alors ramené vers une vieille dame qu’il connaissait beaucoup, Mme Magnin, une parente de sa femme. Il eut un sourire :

— Elle réussira… Elle n’en manque pas un !

Mme Magnin était une petite femme chétive, maigre et sentimentale. Fort malheureuse en ménage, elle ne rêvait que de marier les gens. Ce n’était point vengeance. Bien loin de là ! C’était au contraire idéal rentré. Elle était sincère en s’imaginant être utile à l’humanité. Cela lui paraissait beau de faire le bonheur des autres. Elle croyait s’y connaître. On en souriait dans le monde, on se racontait tout bas sa manie — innocente, disaient les uns,