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Mme de Ferrand, qui la regardait encore, soupira vaguement :

— Quand je la vois si parfaite, dit-elle au marquis, je tremble, parce que ces femmes-là ne sont point de la terre. Elles y souffrent ou elles y meurent. Vous le savez, mon pauvre ami.

M. de Cisay ne répondit pas ; soit que cette comparaison l’eût attendri, soit que sa pensée fût ailleurs. Jeanne et Bernard revenaient vers eux. C’était le tour de Bernard de parler. Ce qu’il disait les amusait tous deux, car ils riaient du même rire.

— C’est étrange, pensa le marquis. Il est redevenu lui-même. Voilà mon Bernard retrouvé.

Ils arrivaient près de Mme de Ferrand. Jeanne s’arrêta, sans quitter le bras de Bernard. Elle se tourna vers M. de Cisay :

— Nous parlions de vous, monsieur le marquis.

— De moi ! fit-il, tombant des nues.

— Sans doute. Cela vous étonne ?

— Un peu, mademoiselle Jeanne.

Le bon marquis s’épanouissait. Déjà charmé, il ne résistait point à l’enchantement de ce jeune bonheur, de ce double bonheur qui éclatait sous ses yeux ; il avait la bouche ouverte pour un compliment, et Jeanne avait trouvé moyen de remuer son vieux cœur. Mais quelqu’un s’était approché, quelqu’un qui commençait de causer avec Mme de Ferrand et qui salua Jeanne, non sans cérémonie. C’était le comte de Cisay. Il fit sur son père l’effet d’un seau d’eau froide. Bernard lui-même eut comme un frisson. Vent d’hiver qui fit rafle de sa gaieté.

— Comment va votre âne, mademoiselle Jeanne ? demanda le comte. S’est-il amendé ?

Ce n’était rien, sans doute. Mais c’était dit sur un ton si sec, si mordant, qu’on ne pouvait manquer de s’en froisser.

Jeanne répondit quelque phrase banale ; sans savoir pourquoi, elle était devenue triste. On eût dit que du beau cerisier qui planait sur leurs amours, les oiseaux venaient de s’envoler à tire-d’aile, et, que, dans leur frayeur, ils avaient jeté à terre les fleurs fraîches et toute la neige d’avril. Pourtant, le marquis essaya de réagir. Il fut d’autant plus aimable que Rodolphe avait le regard plus dur. Mme de Ferrand avait promené ses yeux clairs de l’une à l’autre génération des de Cisay. Sans se hâter, comme d’habitude, elle se faisait une opinion.

La valse était finie. Bernard dut reconduire Jeanne. Il jouissait encore de la sentir près de lui. Mais ce n’était plus le fol élan qui l’avait saisi en entrant, ce n’était plus l’ivresse irraisonnée qu’il n’avait pas même pensé à combattre. La figure du comte s’était levée, stricte et impérieuse entre Bernard et son bonheur. L’idée de l’argent, cette horrible idée, sonnait à ses oreilles, comme un