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l’inapaisable furie enveloppait le navire d’un assaut toujours renouvelé. L’eau ruisselait en cataractes devant les portes du gaillard. Il fallait crever d’un bond la nappe d’un Niagara pour gagner son lit humide. Les matelots entraient mouillés et resortaient engoncés dans leurs vêtements mal séchés pour faire face aux implacables et rédemptrices exigences de leur destin obscur et glorieux. Tout à l’avant, scrutant avec vigilance l’espace du côté du vent, les officiers apparaissaient à travers la buée des grains. Debout contre la lisse, cramponnés farouchement, droits et vernis sous leurs cabans longs, ils se montraient par intervalles, au gré des plongeons désordonnés du navire durement gouverné, très haut, attentifs, violemment secoués au-dessus de la ligne grise de l’horizon embrumé, figés en attitudes immobiles.

Ils observaient le temps et le navire de l’œil dont les terriens suivent les fluctuations redoutables de la Fortune. Le capitaine Allistoun ne quittait pas plus le pont que s’il eût fait partie des apparaux du navire. De temps en temps, le steward grelottant, mais toujours en manches de chemise, rampait, chancelant et cramponné, jusqu’à lui, une tasse de café chaud à la main. La tempête epprenait la moitié avant qu’elle touchât les lèvres du maître. Il buvait le reste, gravement, d’un seul trait lent, tandis que l’écume lourde cinglait bruyamment la toile cirée de son manteau et que le ressac des vagues s’enflait autour de ses hautes bottes ; et jamais ses yeux ne quittaient son navire. Il en épiait chaque geste, l’œil d’un amant ne reste pas plus ardemment rivé sur le sacrifice et la tâche d’une femme, vie délicate au frêle fil de laquelle tient pour lui tout le sens et toute la joie du monde. Nous aussi tous, nous l’observions, notre navire. Sa beauté n’allait point sans faiblesse. Nous ne l’en chérissions pas moins. Ses qualités nous les admirions tout haut, nous nous les vantions réciproquement comme s’il se fût agi des nôtres, et le secret de son unique défaillance nous l’ensevelissions au silence de notre profonde affection. Il était né parmi le tonnerre des marteaux broyeurs d’acier, les noirs remous des fumées, sous un ciel gris, aux bords de la Clyde. Son fleuve sombre et sonore donne le jour à des êtres de beauté qui s’en vont flottant aux lointains radieux du monde, où des hommes les aimeront. Le Narcisse était bien de leur race parfaite. Moins parfait que ses frères peut-être, mais c’était notre chose, rien ne se pouvait lui comparer. Nous en avions la fierté. À Bombay d’ignares terriens en parlaient comme de « ce joli bateau gris ». Joli ! Piteux éloge ! Nous le connaissions pour le plus magnifique trois mâts jamais lancé. Nous tâchions d’oublier que, pareil à maints autres navires connus pour bien tenir la mer,