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Singleton ne bougea pas. Longtemps après il dit, le visage immobile.

— Quel bateau ? Les bateaux sont tous bons. Mais c’est les hommes !

Il continua de fumer en un profond silence. La sagesse d’un demi-siècle passé à écouter le tonnerre des vagues avait inconsciemment parlé par ses vieilles lèvres. Le chat ronronnait sur le cabestan. Alors James Wait eut une quinte de toux raclante et rugissante, qui le secoua, le ballotta comme un ouragan et le jeta haletant, les yeux hors de la tête de tout son long sur son coffre. Plusieurs hommes se réveillèrent. L’un d’une voix endormie cria de sa couchette : « Zut ! En v’là un potin ! » — « Je suis enrhumé », souffla Wait. — « Enrhumé que tu dis, grommela l’homme, je parierais pour plus que ça… » « Ça vous plaît à dire », répondit le nègre soudain dressé, sa hauteur et son dédain reparus. Il grimpa à son poste de couchage et recommença de tousser avec persistance, tandis qu’il allongeait le cou pour surveiller d’un œil sévère le gaillard d’avant. Nulle protestation ne s’éleva plus. Il retomba sur l’oreiller et on put entendre le sifflement rythmé de son haleine pareille à celle d’un homme oppressé dans son sommeil.

Singleton se tenait dans l’embrasure face à la lumière, dos aux ténèbres. Et seul dans la vide pénombre du gaillard d’avant endormi, il apparaissait plus grand, colossal, très vieux ; vieux comme le Temps, père des choses, lui-même, venu là dans ce lieu plus muet qu’un sépulcre, contempler d’un œil patient la courte victoire du sommeil consolateur. Ce n’était pourtant qu’un fils du Temps, relique solitaire d’une génération dévorée et dont on ne se souvenait plus. Il se tenait là, vigoureux encore, sans pensée comme toujours ; toujours prêt, entre son vaste passé vide et le néant de son avenir, ses impulsions d’enfant et ses passions d’homme déjà mortes sous son sein tatoué. Les hommes capables de comprendre son silence avaient disparu, les hommes qui avaient su le secret d’exister par delà la vie et devant la face de l’éternité. Ils avaient été forts, de la force de ceux qui ne connaissent ni le doute, ni l’espérance. Ils avaient été impatients et endurants, turbulents et dévoués, insoumis et fidèles. Des personnes bien intentionnées avaient tenté de représenter ces hommes geignant sur chaque bouchée de leur pain, ne se mettant à la tâche que par crainte pour leurs peaux. En vérité c’avait été des familiers du labeur, de la privation, de la violence et de la débauche, mais qui ne connaissaient pas la crainte et n’entretenaient point de haine dans leurs cœurs. Durs à conduire mais faciles à