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À présent il donnait ses derniers ordres :

— Aouh !… Toi, Knowles !… Tout le monde sur le pont à quatre heures. Je veux… Aouh !… virer à pic avant l’arrivée du remorqueur. Ouvrez l’œil pour le capitaine. Je me couche tout habillé… Aouh !… Appelez-moi quand vous verrez le bateau. Aouh ! Aouh !… La patron aura pour sûr quelque chose à dire quand il viendra à bord, observa-t-il à Creighton. Allons, bonsoir… Aouh ! La journée sera longue demain… Aouh !… Mieux vaut se coucher tôt. Aouh ! aouh !

Une bande de lumière raya d’un éclair la noirceur du pont, refermée, une porte claqua et M. Baker disparut dans sa cabine bien rangée. Le jeune Creighton restait appuyé au bastingage, l’œil rêveur plongeant dans la nuit orientale. Il y voyait la perspective d’un chemin creux paysan, des rais de soleil dansant sur des feuilles bougeuses. Il voyait frémir des rameaux de vieux arbres dont l’arche encadrait le tendre et caressant azur d’un ciel d’Angleterre. Et, sous l’arceau des branches, une jeune fille en robe claire souriant sous son ombrelle, semblait debout au seuil même du tendre ciel.

À l’autre bout du navire, le gaillard d’avant où ne brûlait plus qu’une lampe s’endormait dans un vide terne traversé de souffles sonores, de soupirs brusques vite étouffés.

La double rangée de couchettes bâillaient, toutes noires, comme des tombes habitées par des morts inquiets. Çà et là un rideau demi tiré de cretonne aux fleurs criardes marquait la place d’un sybarite. Une jambe pendait d’un lit, très blanche et inanimée. Un bras tendait au plafond une paume noire où se recourbaient à demi de gros doigts. Deux légers ronflements dialoguant en contre-temps baroque. Singleton, le torse encore nu — le vieillard souffrait fort d’éruptions de chaleur — se tenait le dos au frais dans l’embrasure, les bras croisés sur sa poitrine historiée. Sa tête touchait les poutres du pont supérieur. Le nègre à demi dévêtu était occupé à défaire l’amarrage de son coffre et à étendre sa literie sur une couchette haute. En chaussettes, il promenait sans bruit sa haute taille, une paire de bretelles lui battant aux talons. Parmi les ombres des épontilles et du beaupré, Donkin mâchait un quignon de biscuit dur, assis à même le pont, les orteils en l’air, les yeux mobiles ; il tenait le biscuit à pleine poignée devant sa bouche et y mordait à mâchoires rageuses. Des miettes tombaient entre ses jambes écartées. Puis il se leva.

— Où est l’eau ? demanda-t-il d’une voix contenue.

Singleton, sans parler, fit un geste de sa forte main où charbonnait