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— Du diable si on ne dirait pas plutôt un chauffeur dans la débine, ou dix fois pis ! commenta l’autre à mi-voix et d’un ton convaincu :

Charley leva la tête et d’un insolent galoubet déclara avec emphase :

— C’est un homme et c’est un marin.

Puis, s’essuyant le nez d’un revers de main, il se courba de nouveau industrieusement sur son bout de filin. Quelques-uns rirent. D’autres dévisagèrent l’intrus, ne sachant qu’en penser. Le loqueteux s’indigna :

— En voilà une manière de recevoir un copain dans un gaillard d’avant, jappa-t-il. Êtes-vous des hommes, ou un tas de cannibales sans cœur ?

— Ne vas pas ôter ta chemise pour un mot en l’air, camarade. Ça ne vaut pas une chiquenaude, héla Belfast en se dressant d’un bond devant lui, furieux, menaçant et amical tout ensemble.

— Est-il aveugle, cet autre, demanda l’indomptable fantoche, en regardant de droite et de gauche, d’un air de surprise feinte. Il ne voit donc pas que j’en ai plus de chemise ?

Il étendit les deux bras en croix et secoua les haillons qui recouvraient ses os d’un geste dramatique.

— Et pourquoi ? continua-t-il très haut. Les salauds de Yankees ont voulu me mettre les tripes au vent parce que je défendais nos droits comme un brave. Je suis Anglais, nom de D… Ils me sont tombés dessus et j’ai fichu Je camp. Vlà la raison. Vous n’avez jamais vu un homme dans la purée ? Hein ? Qu’est-ce que c’est qu’un sacré bateau comme ça ? Je suis fauché. J’ai rien. Pas de sac, pas de lit, pas de couverture, pas de chemise, pas une sacrée nippe autre que ce que je porte. Mais au moins j’ai pas cané devant ces salauds de Yankees. Y a personne ici qui aurait un grimpant pour un poteau à la manque ?

Il savait par quels moyens séduire l’instinct naïf de cette foule. Tout d’un coup, ils lui donnèrent leur compassion blagueuse, méprisante ou bourrue. Elle prit d’abord la forme d’une couverture jetée à sa tête, comme il se tenait là. La peau blanche de ses membres attestait son humanité fraternelle à travers la crasseuse fantaisie de ses loques. Puis une paire de vieux souliers vint rouler à ses pieds boueux. Un vieux pantalon roulé, lourd de taches de goudron, le frappa à l’épaule. Le souffle de leur bienveillance soulevait un flot de pitié sentimentale dans leurs cœurs indécis. Leur propre spontanéité à soulager la misère d’un des leurs les emplissait d’attendrissement. Des voix crièrent : « On t’équipera, vieux ! » Des murmures se croisèrent : « Jamais vu