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travers la pièce blanche d’un pantalon bleu. Des hommes en vestons noirs et cols droits se mêlaient à d’autres pieds nus, bras nus, chemises de couleur bâillant sur leurs poitrines velues, pressés l’un contre l’autre au milieu du gaillard. Tous parlaient à la fois avec un juron tous les deux mots. Un Finlandais en chemise jaune à raies roses regardait en l’air, l’œil rêveur sous une broussaille de cheveux pendants. Deux jeunes géants à visage lisse de bébés — deux Scandinaves — s’entr’aidaient à déplier leur literie, muets et souriant avec placidité à la tempête d’imprécations vides de sens et de colère. Le père Singleton, doyen des gabiers brevetés du bord, se tenait à l’écart sur le pont, juste sous les lampes, nu jusqu’à la ceinture, tatoué comme un chef cannibale sur toute la surface de sa puissante poitrine et de ses énormes biceps. Entre les vignettes rouges et bleues, sa peau blanche luisait comme du satin ; son dos nu contre le pied de beaupré, il tenait à bout de bras un livre devant son large visage tanné de soleil. Avec ses lunettes, la blancheur de sa barbe vénérable, il semblait un docte patriarche de sauvages, l’incarnation d’une sagesse barbare demeurée sereine parmi le tourbillon d’un monde blasphémateur. Sa lecture l’absorbait profondément et comme il tournait les pages, une expression de grave surprise passait sur ses traits rudes. Il lisait Pelham. La popularité de Bulwer Lytton dans les gaillards d’avant des navires qui sillonnent les mers du sud constitue un phénomène bizarre et merveilleux. Quelles idées sa phrase polie et si curieusement dénuée de sincérité peut-elle bien éveiller dans les esprits simples des grands enfants qui peuplent ces obscurs et vagabonds réduits de la terre ? Quel sens leurs âmes neuves et inexpérimentées peuvent-elles trouver à l’élégant verbiage de ses chapitres ? Quel intérêt ? Quel oubli ? Quel apaisement ? Mystère ! Est-ce la fascination de l’incompréhensible ? Est-ce le charme de l’impossible ? Ou bien ces êtres qui existent en marge de la vie puisent-ils en ces récits l’énigmatique révélation émue d’un monde resplendissant, un monde d’au delà la frontière d’infamie et d’ordure, la lisière de laideur et de faim, de misère et de débauche qui enclôt de toutes parts jusqu’à son premier flot l’incorruptible océan, et qui est tout ce qu’ils savent de la vie, tout ce qu’ils voient du continent inabordé, ces captifs éternels de la mer ? Mystère encore.

Singleton, routier des escales du sud dès ses douze ans, qui durant ses dernières quarante-cinq années n’avait pas vécu (nous fîmes le compte sur ses papiers) plus de quarante mois à terre — le vieux Singleton qui se vantait, avec la modeste assurance de longues années bien remplies, qu’ordinairement, du jour où il