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hommes poussaient, criant : « Il est rendu !… Retournez-le !… Faites place donc !… » Sous la foule des visages effarés courbés vers le sien, il gisait sur le dos. À travers le silence des souffles suspendus et de la consternation générale, il dit en un murmure rauque : « Ça va bien », et fit des gestes de main pour saisir un appui. On le remit sur pied. Il marmottait d’un ton affecté :

— Je me fais vieux… vieux.

— Pas toi, s’écria Belfast avec un tact spontané. Soutenu de tous côtés, Singleton baissait la tête.

— Ça va mieux ? demandèrent-ils.

Il dirigea sur eux, à travers ses sourcils, le regard brillant de ses yeux noirs, tandis que se répandait sur sa poitrine la blancheur emmêlée et drue de sa longue barbe.

— Vieux, vieux ! répéta-t-il avec sévérité.

On l’aida, il atteignit sa couchette. Il y avait dedans un tas mou de quelque chose qui sentait, comme à marée basse l’ourlet de vase d’une, grève : ta paillasse détrempée. D’un effort convulsif, il se hissa dessus et dans la ténèbre on put l’entendre gronder de colère, comme un fauve irrité mal à l’aise en son gîte.

— Pour une risée de brise… pas une affaire… ne tiens pas debout… trop vieux !

Il s’endormit enfin. Il respirait fortement, haut botté, suroit en tête, et ses habits de toile cirée bruissaient quand avec un profond soupir gémissant, il se retournait dans son rêve. Les hommes conversaient à son sujet en chuchotements renseignés et discrets.

— II ne s’en relèvera pas…

— Fort comme un cheval…

— Ouais, mais il n’est plus ce qu’il était…

Leurs murmures attristés l’abandonnèrent à son sort. Pourtant, à minuit, il se présenta pour prendre son service comme si rien n’était survenu et répondit à l’appel de son nom par un : Présent’, mélancolique. Il ruminait tout seul plus que jamais en un impénétrable silence et le visage assombri. Des années il s’était oui nommer : « Le vieux Singleton » et cette qualification il l’avait acceptée d’un cœur serein, comme un tribut de respect dûment accordé à un homme qui, pendant ud demi-siècle, avait mesuré sa force contre les faveurs et les rages de la mer. Son individu mortel n’avait jamais obtenu de lui une pensée. Il vivait libre d’atteinte, comme s’il eût été indestructible, docile à toutes les tentations, bravant toutes les tempêtes. Il avait suffoqué au soleil, grelotté dans la froidure, souffert la faim, la soif ; passé par maintes épreuves, connu toutes les furies. Vieux ! Il lui semblait être dompté enfin. Et comme un homme