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M. Creighton, sur le dos, la jambe enflée et la figure blanche comme une feuille de papier, ferma les yeux à demi, crispant ses lèvres bleues. Dans leur folle ruée, les hommes empoignaient ses habits, foulaient sa jambe blessée, s’agenouillaient sur sa poitrine. Il demeurait parfaitement calme, serrant les dents sans un gémissement, sans un soupir. L’ardeur du capitaine, les cris de ce muet nous soufflèrent leur courage. Nous halâmes, pendus en grappe à la corde. Nous entendîmes le patron déclarer violemment à Donkin qui gisait, abject, à plat ventre :

— Je te fais sauter la cervelle avec ce cabillot, si tu n’empoignes pas la corde.

Et cette victime de l’injustice humaine, impudent et poltron, geignit, tandis que d’un élan désespéré il s’accrochait au filin :

— C’est-il qu’ils vont nous assassiner, maintenant ?

Les hommes ahanaient, criaient, sifflaient des mots sans suite, râlaient. Les vergues s’ébranlèrent, vinrent lentement carrées au vent qui chantait sonore à leurs pointes.

— Nous bougeons, sir, cria Singleton, le bateau marche.

— Prenez un tour, prenez un tour, clama le patron.

M. Creighton à demi suffoqué et incapable d’un mouvement fit un immense effort et de la main gauche parvint à fixer la corde.

— Amarré ! cria quelqu’un.

Il ferma les yeux comme s’il défaillait, tandis qu’en tas, nous guettions de nos yeux effarés ce qu’allait faire le navire.

Il s’ébranla lentement, on eût dit qu’il était las et sans courage, comme les hommes qu’il emportait. Il se laissa porter très graduellement, nous étouffions à force de retenir notre haleine et aussitôt le vent amené par l’arrière du travers, se décida, partit dans le battement de nos cœurs. Il était effrayant à voir, à demi chaviré, commençant de se mettre en route et de traîner à travers l’eau son flanc submergé. Les cordages brisés du gréement fouettaient les lames écumantes. La moitié inférieure du pont s’emplit de remous et de tourbillons fantasques ; et la ligne longue de la lisse noyée apparaissait par intervalles, dessinée en noir parmi les moutonnements d’un champ d’écume aussi éblouissant et pâle qu’un champ de névé. Le vent aigu bruissait aux espars ; et au moindre coup de roulis nous nous attendions à ce que le navire se dérobant sous nos dos gisants, glissât de biais à l’abîme. Une fois au plein vent arrière, le Narcisse ébaucha sa première tentative de se relever et nous l’encourageâmes d’un hurlement faible et discord. Une grande lame accourait par l’arrière et recourba, un moment au-dessus de nous, sa crête suspendue avant de crouler et de s’étaler de part et d’autre en large nappe