Page:Le Centaure, II, 1896.djvu/54

Cette page n’a pas encore été corrigée

spéciale : elle me semblait moins précise que d’ordinaire. La fatigue, le silence qui se fortifiait avec l’heure, les cigares amers, l’abandon nocturne semblaient l’atteindre. J’entends sa voix baissée et ralentie qui faisait danser la flamme de l’unique bougie brûlant entre nous, à mesure qu’il citait de très grands nombres, avec lassitude. Huit cent dix millions soixante-quinze mille cinq cent cinquante… J’écoutais cette musique inouïe sans suivre le calcul. Il me communiquait le tremblement de la Bourse, et les longues suites de noms de nombres me prenaient comme une poésie. Il rapprochait les événements, lés phénomènes industriels, le goût public et les passions, les chiffres encore, les uns des autres. Il disait : « L’or est comme l’esprit de la société. »

Tout à coup, il se tut. Il souffrit.

J’examinai de nouveau la chambre froide, la nullité du meuble, pour ne pas le regarder. Il prit sa fiole et but. Je me levai pour partir.

— « Restez encore, dit-il, vous ne vous ennuyez pas. Je vais me mettre au lit. Dans peu d’instants, je dormirai. Vous prendrez la bougie pour descendre. »

Il se dévêtit tranquillement. Son corps sec se baigna dans les draps et fît le mort. Ensuite il se tourna, et s’enfonça davantage dans le lit trop court.

Il me dit en souriant : « Je fais la planche. Je flotte !… Je sens un roulis imperceptible dessous, — un mouvement immense ? Je dors une heure ou deux tout au plus, moi qui adore la navigation de la nuit. Souvent je ne distingue plus ma pensée devant le sommeil. Je ne sais pas si j’ai dormi. Autrefois, en m’assoupissant, je pensais à tous ceux qui m’avaient fait plaisir, figures, choses, minutes. Je les faisais venir pour que la pensée fût aussi douce que possible, facile comme le lit… Je suis vieux. Je puis vous montrer que je me sens vieux… Rappelez-vous ! — Quand on est enfant on se découvre, on découvre lentement l’espace de son corps, on exprime la particularité de son corps par une série d’efforts, je suppose ? On se tord, et on se trouve ou on se retrouve, et on s’étonne ! on touche son talon, on saisit son pied droit avec sa main gauche, on obtient le pied froid