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chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la joie de se sentir unique — grande volupté particulière.

J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides.

L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier. Une opération aussi simple me livrait des étendues curieuses, comme si j’étais descendu dans la mer. Perdus dans l’éclat des découvertes publiées, mais à côté des inventions méconnues que le commerce, la peur, l’ennui, la misère commettent chaque jour, je croyais distinguer des chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat.

C’étaient, invisibles dans leurs vies limpides, des solitaires qui savaient avant tout le monde. Ils me semblaient doubler, tripler, multiplier dans l’obscurité chaque personne célèbre, — eux, avec le dédain de livrer leurs chances et leurs résultats particuliers. Ils auraient refusé, à mon sentiment, de se considérer comme autre chose que des choses…

Ces idées me venaient pendant l’octobre de 93 dans les instants de loisir, où la pensée se joue seulement à exister.

Je commençais de n’y plus songer, quand je fis la connaissance de M. Teste. (Je pense maintenant aux traces qu’un homme laisse dans le petit espace où il se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste, j’étais attiré par ses allures particulières. J’ai étudié ses yeux,