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LES DEUX AMIS

m’appliquant au travail de mon mieux ? Beau mérite ! Ton père n’a jamais voulu admettre que je travaille sans être payé… À la fin tout de même, l’occasion que je guettais est venue. Avoue, Noël, que je serais le plus méprisable des hommes si je la laissais échapper… J’ai tiré un bon numéro, toi un mauvais ; mais tu ne partiras point : c’est moi qui partirai à ta place.

« Le fils de Jean Bleiz, assis sur la roche, à côté de son ami, avait écouté Evenn Mordellès sans l’interrompre. Mais, aux derniers mots, il bondit.

« — Cela, jamais ! s’écria-t-il.

« — J’ai ta parole sacrée, riposta l’autre.

« — Il n’y a pas de parole qui tienne !… Quand le sort a prononcé, ce qui doit être doit être. Le sort, c’est la voix de Dieu. Dieu ne m’en voudra point de parjurer un serment fait à l’encontre de ses desseins.

« — Tu t’emportes bien légèrement, Noël, dit Evenn, la main sur l’épaule du jeune homme… et bien inutilement aussi, ajouta-t-il, en tirant de la poche intérieure de sa veste un papier plié avec soin. Tu vois çà ! C’est la feuille de route d’Yves Mordellès, fils de défunts René et Marie Mingam, accepté, sur avis du commandant de recrutement, comme soldat du train des équipages, en remplacement du nommé Noël Bleiz, auquel il est reconnu apte à se substituer… Et maintenant, frère, à la charrue ! Les chevaux commencent à se demander ce que nous faisons là…

« La Grand’Lande, je vous prie de le croire, fut éventrée de la belle façon. Noël était si impressionné, si nerveux, si dépité même, qu’il faisait voler le coutre comme une hache à travers les souches d’ajoncs presque séculaires.

« À dix heures, quand le corn-boud de la ferme appela les laboureurs au repas, la sueur ruisselait du front du