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LA CHOUETTE

suffisait d’un mot pour accélérer son allure ou la ralentir. La nuit était claire, une fine couche dégivré commençait à saupoudrer au loin la campagne.

Nous dévalâmes au trot la descente de Gurunhuël.

Je me laissais bercer au balancement de la charrette, l’esprit perdu dans ma rêverie, supputant le prix que je retirerais du missel, cherchant ce que je pourrais acheter pour la femme et les mioches avec cet argent. J’évoquais les idées les plus riantes, je tâchais à me représenter la joie étonnée des miens, quand, au retour, je leur rapporterais toutes sortes de cadeaux inespérés, comme en ont seuls, à Noël, les enfants des riches ; et toutefois, plus je roulais vers Belle-lsle, moins je me sentais en gaieté. Une inquiétude sourde me travaillait, un malaise étrange, le trouble qu’on éprouve quand on va commettre une mauvaise action.

Soudain je fis un soubresaut. Derrière moi, dans la profondeur sonore de la nuit, un « hou ! » prolongé, plaintif, triste à fendre l’âme, venait de s’élever et, par trois fois, il se répéta, toujours plus long, plus plaintif, plus triste.

J’écartais ma couverture, saisis les rênes à pleines mains et cinglai le cheval qui partit à fond de train.

Nous traversions maintenant le cœur de la forêt. Des arbres vénérables bordaient la route, enchevêtrant au dessus de nous leurs ramures dépouillées. Des deux côtés c’était une double rangée interminable de troncs noirs, et, derrière ceux-là, il s’en pressait d’autres, confusément, par milliers.

Pour la première fois, la forêt me fit peur, à moi qui me considérais comme son fils, né à son ombre, bercé dans ses bras centenaires, sur son sein si moelleux et si embaumé, à moi qui vivais en elle et par elle, à moi qu’elle