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PSYCHOLOGIE DES FOULES

tion. Ce ne fut pas au moyen d’une rhétorique savante qu’Antoine réussit à ameuter le peuple contre les meurtriers de César. Ce fut en lui lisant son testament et en lui montrant son cadavre.

Tout ce qui frappe l’imagination des foules se présente sous forme d’une image saisissante et bien nette, dégagée de toute interprétation accessoire, ou n’ayant d’autre accompagnement que quelques faits merveilleux ou mystérieux : une grande victoire, un grand miracle, un grand crime, un grand espoir. Il faut présenter les choses en bloc, et ne jamais en indiquer la genèse. Cent petits crimes ou cent petits accidents ne frapperont pas du tout l’imagination des foules ; tandis qu’un seul grand crime, un seul grand accident les frapperont profondément, même avec des résultats infiniment moins meurtriers que les cent petits accidents réunis. L’épidémie d’influenza qui, il y a peu d’années, fit périr, à Paris seulement, 5.000 personnes en quelques semaines, frappa très peu l’imagination populaire. Cette véritable hécatombe ne se traduisait pas, en effet, par quelque image visible, mais seulement par les indications hebdomadaires de la statistique. Un accident qui, au lieu de ces 5.000 personnes, en eût seulement fait périr 500, mais le même jour, sur une place publique, par un accident bien visible, la chute de la tour Eiffel, par exemple, eût au contraire produit sur l’imagination une impression immense. La perte probable d’un transatlantique qu’on supposait, faute de nouvelles, coulé en pleine mer, frappa profondément pendant huit jours l’imagination des foules. Or les statistiques officielles montrent que dans la seule année de 1894, 850 navires à voiles et 203 à vapeur ont été perdus. Mais, de ces pertes successives,