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PSYCHOLOGIE DES FOULES

mais les idées associées par les foules n’ont entre elles que des liens apparents d’analogie ou de succession. Elles s’enchaînent comme celles de l’Esquimau qui, sachant par expérience que la glace, corps transparent, fond dans la bouche, en conclut que le verre, corps également transparent, doit fondre aussi dans la bouche ; ou celles du sauvage qui se figure qu’en mangeant le cœur d’un ennemi courageux, il acquiert sa bravoure ; ou encore de l’ouvrier qui, ayant été exploité par un patron, en conclut immédiatement que tous les patrons sont des exploiteurs.

Association de choses dissemblables, n’ayant entre elles que des rapports apparents, et généralisation immédiate de cas particuliers, telles sont les caractéristiques des raisonnements des foules. Ce sont des raisonnements de cet ordre que leur présentent toujours ceux qui savent les manier ; ce sont les seuls qui peuvent les influencer. Une chaîne de raisonnements logiques est totalement incompréhensible aux foules, et c’est pourquoi il est permis de dire qu’elles ne raisonnent pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influençables par un raisonnement. On s’étonne parfois, à la lecture, de la faiblesse de certains discours qui ont eu pourtant une influence énorme, sur les foules qui les écoutaient ; mais on oublie qu’ils furent faits pour entraîner des collectivités, et non pour être lus par des philosophes. L’orateur, en communication intime avec la foule, sait évoquer les images qui la séduisent. S’il réussit, son but a été atteint ; et vingt volumes de harangues — toujours fabriquées après coup — ne valent pas les quelques phrases arrivées jusqu’aux cerveaux qu’il fallait convaincre.