Page:Le Bon - Psychologie des foules, Alcan, 1895.djvu/23

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
L’ÈRE DES FOULES

quement dix fois moins lourd que l’autre, il soulèvera d’unanimes protestations. Aux centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme relativement élevée, qui paraîtra immense, et par conséquent très impressionnante, le jour où il faudra la payer. Elle ne paraîtrait faible que si elle avait été mise de côté sou à sou ; mais ce procédé économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont incapables.

L’exemple qui précède est des plus simples ; la justesse en est aisément perçue. Elle n’avait pas échappé à un psychologue comme Napoléon ; mais les législateurs, qui ignorent l’âme des foules, ne sauraient l’apercevoir. L’expérience ne leur a pas encore suffisamment enseigné que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions de la raison pure.

Bien d’autres applications pourraient être faites de la psychologie des foules. Sa connaissance jette la plus vive lueur sur un grand nombre de phénomènes historiques et économiques totalement inintelligibles sans elle. J’aurai occasion de montrer que si le plus remarquable des historiens modernes, M. Taine, a si imparfaitement compris parfois les événements de notre grande Révolution, c’est qu’il n’avait jamais songé à étudier l’âme des foules. Il a pris pour guide, dans l’étude de cette période compliquée, la méthode descriptive des naturalistes ; mais, parmi les phénomènes que les naturalistes ont à étudier, les forces morales ne figurent guère. Or ce sont précisément ces forces-là qui constituent les vrais ressorts de l’histoire.

À n’envisager que son côté pratique, l’étude de la psychologie des foules méritait donc d’être tentée. N’eût-elle qu’un intérêt de curiosité pure, elle le mériterait