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PSYCHOLOGIE DES FOULES

Toute dissertation contre elle ne représente que vaines paroles. Certes il est possible que l’avènement des foules marque une des dernières étapes des civilisations de l’Occident, un retour complet vers ces périodes d’anarchie confuse qui semblent devoir toujours précéder l’éclosion de chaque société nouvelle. Mais comment l’empêcherions-nous ?

Jusqu’ici ces grandes destructions de civilisations trop vieilles ont constitué le rôle le plus clair des foules. Ce n’est pas, en effet, d’aujourd’hui seulement que ce rôle apparaît dans le monde. L’histoire nous dit qu’au moment où les forces morales sur lesquelles reposait une civilisation ont perdu leur empire, la dissolution finale est effectuée par ces foules inconscientes et brutales assez justement qualifiées de barbares. Les civilisations n’ont été créées et guidées jusqu’ici que par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les foules n’ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente toujours une phase de barbarie. Une civilisation implique des règles fixes, une discipline, le passage de l’instinctif au rationnel, la prévoyance de l’avenir, un degré élevé de culture, conditions que les foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours montrées absolument incapables de réaliser. Par leur puissance uniquement destructive, elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps débilités ou des cadavres. Quand l’édifice d’une civilisation est vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l’écroulement. C’est alors qu’apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant, la philosophie du nombre semble la seule philosophie de l’histoire.

En sera-t-il de même pour notre civilisation ? C’est ce