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PSYCHOLOGIE DES FOULES

un républicain savait non moins pertinemment qu’il en descend. Le monarchiste devait parler de la Révolution avec horreur, et le républicain avec vénération. Il y avait des noms, tels que ceux de Robespierre et de Marat, qu’il fallait prononcer avec des mines de dévot, et d’autres noms, tels que ceux de César, d’Auguste et de Napoléon qu’on ne devait pas articuler sans les couvrir d’invectives. Jusque dans notre Sorbonne, cette naïve façon de concevoir l’histoire était générale[1].

Aujourd’hui, devant la discussion et l’analyse, toutes les opinions perdent leur prestige ; leurs angles s’usent vite, et il en survit bien peu qui nous puissent passionner. L’homme moderne est de plus en plus envahi par l’indifférence.

Ne déplorons pas trop cet effritement général des opinions. Que ce soit un symptôme de décadence dans la vie d’un peuple, on ne saurait le contester. Il est certain que les voyants, les apôtres, les meneurs, les convaincus en un mot, ont, une bien autre force que les négateurs, les critiques et les indifférents ; mais n’oublions pas non plus qu’avec la puissance actuelle des

  1. Certaines pages des livres de nos professeurs officiels sont, à ce point de vue, bien curieuses, et montrent à quel point l’esprit critique est peu développé par notre éducation universitaire. Je citerai comme exemple les lignes suivantes extraites de la Révolution française de M. Rambaud, professeur d’histoire à la Sorbonne :
    « La prise de la Bastille est un fait culminant dans l’histoire non seulement de la France, mais de l’Europe entière ; elle inaugurait une époque nouvelle de l’histoire du monde ! »
    Quant à Robespierre, nous y apprenions avec stupeur, que « sa dictature fut surtout d’opinion, de persuasion, d’autorité morale ; elle fut une sorte de pontificat entre les mains d’un homme vertueux » ! (P. 91 et 220.)