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LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES

rition de celles-ci devait marquer pour eux l’heure de la décadence. Le culte fanatique de Rome fut pour les Romains la croyance qui les rendit maîtres du monde, et quand cette croyance fut morte, Rome fut condamné à mourir. Ce fut seulement lorsqu’ils eurent acquis quelques croyances communes que les barbares, qui détruisirent la civilisation romaine, atteignirent à une certaine cohésion et purent sortir de l’anarchie.

Ce n’est donc pas sans cause que les peuples ont toujours défendu leurs convictions avec intolérance. Cette intolérance, si critiquable au point de vue philosophique, représente dans la vie des peuples la plus nécessaire des vertus. C’est pour fonder ou maintenir des croyances générales que le moyen âge a élevé tant de bûchers, que tant d’inventeurs et de novateurs sont morts dans le désespoir quand ils évitaient les supplices. C’est pour les défendre que le monde a été tant de fois bouleversé, que tant de millions d’hommes sont morts sur les champs de bataille, et y mourront encore.

Il y a de grandes difficultés à établir une croyance générale, mais, quand elle est définitivement établie, sa puissance est pour longtemps invincible ; et quelle que soit sa fausseté philosophique, elle s’impose aux plus lumineux esprits. Les peuples de l’Europe n’ont-ils pas, depuis plus de quinze siècles, considéré comme des vérités indiscutables des légendes religieuses aussi barbares[1], quand on les examine de près, que celles

  1. Barbares philosophiquement, j’entends. Pratiquement, elles ont créé une civilisation entièrement nouvelle et pendant quinze siècles laissé entrevoir à l’homme ces paradis enchantés du rêve et de l’espoir qu’il ne connaîtra plus.