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PSYCHOLOGIE DES FOULES

nions et les croyances des foules. C’est au cabaret, par affirmation, répétition et contagion que s’établissent les conceptions actuelles des ouvriers ; et les croyances des foules de tous les âges ne se sont guère créées autrement. Renan compare avec justesse les premiers fondateurs du christianisme « aux ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret » ; et Voltaire avait déjà fait observer à propos de la religion chrétienne que « la plus vile canaille l’avait seule embrassée pendant plus de cent ans ».

On remarquera que, dans les exemples analogues à ceux que je viens de citer, la contagion, après s’être exercée dans les couches populaires, passe ensuite aux couches supérieures de la société. C’est ce que nous voyons de nos jours pour les doctrines socialistes, qui commencent à gagner ceux qui pourtant sont marqués pour en devenir les premières victimes. Le mécanisme de la contagion est si puissant que, devant son action, l’intérêt personnel lui-même s’évanouit.

Et c’est pourquoi toute opinion devenue populaire finit toujours par s’imposer avec une grande force aux couches sociales les plus élevées, quelque visible que puisse être l’absurdité de l’opinion triomphante. Il y a là une réaction des couches sociales inférieures sur les couches supérieures d’autant plus curieuse que les croyances de la foule dérivent toujours plus ou moins de quelque idée supérieure restée souvent sans influence dans le milieu où elle avait pris naissance. Cette idée supérieure, les meneurs subjugués par elle s’en emparent, la déforment et créent une secte qui la déforme de nouveau, puis la répand dans le sein des foules qui continuent à la déformer de plus en plus.