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LES MENEURS DES FOULES

nombre d’individualités qui impriment leur action et que la masse inconsciente imite. Il ne faudrait pas cependant que ces individualités s’écartassent par trop des idées reçues. Les imiter serait alors trop difficile et leur influence serait nulle. C’est précisément pour cette raison que les hommes trop supérieurs à leur époque n’ont généralement aucune influence sur elle. L’écart est trop grand. C’est pour la même raison que les Européens, avec tous les avantages de leur civilisation, ont une influence si insignifiante sur les peuples de l’Orient : ils en diffèrent trop.

« La double action du passé et de l’imitation réciproque finit par rendre tous les hommes d’un même pays et d’une même époque à ce point semblables que, même chez ceux qui sembleraient devoir le plus s’y soustraire, philosophes, savants et littérateurs, la pensée et le style ont un air de famille qui fait immédiatement reconnaître le temps auquel ils appartiennent. Il ne faut pas causer longtemps avec un individu pour connaître à fond ses lectures, ses occupations habituelles et le milieu où il vit[1]. »

La contagion est si puissante qu’elle impose aux individus non seulement certaines opinions mais encore certaines façons de sentir. C’est la contagion qui fait mépriser à une époque certaines œuvres, telles que le Tanhauser, par exemple, et qui, quelques années plus tard, les fait admirer par ceux-là mêmes qui les avaient dénigrées le plus.

C’est surtout par le mécanisme de la contagion, jamais par celui du raisonnement, que se propagent les opi-

  1. Gustave le Bon. L’homme et les Sociétés, t. II, p. 116, 1881.