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PSYCHOLOGIE DES FOULES

parle frappe d’avance d’impuissance tout discours étudié et préparé : l’orateur y suit sa pensée et non celle de ses auditeurs, et, par ce seul fait, son influence devient parfaitement nulle.

Les esprits logiques, habitués à être convaincus par des chaînes de raisonnements un peu serrées, ne peuvent s’empêcher d’avoir recours à ce mode de persuasion quand ils s’adressent aux foules, et le manque d’effet de leurs arguments les surprend toujours. « Les conséquences mathématiques usuelles fondées sur le syllogisme, c’est-à-dire sur des associations d’identités, écrit un logicien, sont nécessaires… La nécessité forcerait l’assentiment même d’une masse inorganique, si celle-ci était capable de suivre des associations d’identités. » Sans doute ; mais la foule n’est pas plus capable que la masse inorganique de les suivre, ni même de les entendre. Qu’on essaie de convaincre par un raisonnement des esprits primitifs, des sauvages ou des enfants, par exemple, et l’on se rendra compte de la faible valeur que possède ce mode d’argumentation.

Il n’est même pas besoin de descendre jusqu’aux êtres primitifs pour voir la complète impuissance des raisonnements quand ils ont à lutter contre des sentiments. Rappelons-nous simplement combien ont été tenaces pendant de longs siècles des superstitions religieuses, contraires à la plus simple logique. Pendant près de deux mille ans les plus lumineux génies ont été courbés sous leurs lois, et il a fallu arriver aux temps modernes pour que leur véracité ait pu seulement être contestée. Le moyen-âge et la Renaissance ont possédé bien des hommes éclairés ; ils n’en ont pas possédé un seul auquel le raisonnement ait montré les côtés enfantins