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PSYCHOLOGIE DES FOULES

tâche. Mais ce qui l’a compromise dans les cœurs affamés d’idéal, c’est qu’elle n’ose plus assez promettre et qu’elle ne sait pas assez mentir[1]. »

Les philosophes du dernier siècle se sont consacrés avec ferveur à détruire les illusions religieuses, politiques et sociales dont, pendant de longs siècles, avaient vécu nos pères. En les détruisant ils ont tari les sources de l’espérance et de la résignation. Derrière les chimères immolées, ils ont trouvé les forces aveugles et sourdes de la nature. Inexorables pour la faiblesse elles ne connaissent pas la pitié.

Avec tous ses progrès la philosophie n’a pu encore offrir aux foules aucun idéal qui les puisse charmer ; mais, comme il leur faut des illusions à tout prix, elles se dirigent d’instinct, comme l’insecte allant à la lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le grand facteur de l’évolution des peuples n’a jamais été la vérité, mais bien l’erreur. Et si le socialisme est si puissant aujourd’hui, c’est qu’il constitue la seule illusion qui soit vivante encore. Malgré toutes les démonstrations scientifiques, il continue à grandir. Sa principale force est d’être défendu par des esprits ignorant assez les réalités des choses pour oser promettre hardiment à l’homme le bonheur. L’illusion sociale règne aujourd’hui sur toutes les ruines amoncelées du passé, et l’avenir lui appartient. Les foules n’ont jamais eu soif de vérités. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant déifier l’erreur, si l’erreur les séduit. Qui sait les illusionner est aisément leur maître ; qui tente de les désillusionner est toujours leur victime.

  1. Daniel Lesueur