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Angleterre, aux États-Unis, l’éducation est à peu près ce qu’elle doit être : l’art de développer les éléments héréditaires de la nature humaine en vue de la meilleure utilisation. La pratique, l’expérience et les sciences naturelles ont fait comprendre que les facultés de l’homme n’ont rien d’absolu, qu’elles ne se développent que par l’usage et en employant certains mobiles, qu’elles sont fort diverses selon les individus, et qu’il n’y a pas de démarcation entre les facultés du corps et celles de l’esprit. La volonté, l’énergie, le coup d’œil, le jugement aussi bien que l’intelligence proprement dite, sont des facultés héréditaires et variables, mais, qui, pour une hérédité donnée, sont susceptibles de s’épanouir plus ou moins suivant les occasions qu’on leur fournit. Ces occasions naissent de la vie quotidienne, et l’éducation consiste à les graduer et à les multiplier.

Pour que le sentiment des nécessités de la lutte pour l’existence puisse naître chez ceux qui dirigent l’opinion, encore faut-il que leur éducation ne les ait pas rendus incapables de discerner ces nécessités. Or, l’éducation actuelle tend à isoler les jeunes Français du contact des réalités, à les endormir par une confiance illimitée dans les destinées de la Patrie, dans le triomphe assuré des Principes, dans la Justice immanente des choses, par la conviction que les guerres modernes sont les dernières manifestations de l’esprit d’arbitraire et qu’une ère de paix et de fraternité universelle va s’ouvrir pour aboutir à l’apothéose de la France. Cet état d’esprit peut conduire un pays à la décadence, car la décadence n’implique nullement la dégénérescence : les Espagnols n’ont pas dégénéré depuis Charles-Quint, mais ils n’ont pas su prendre conscience du changement des circonstances ambiantes ; leurs éducateurs les ont fait vivre dans un monde imaginaire et les ont endormis dans une confiance vaniteuse en des destinées immanentes. Même de nos jours, alors que depuis cinquante ans les Américains s’immisçaient dans leurs affaires de Cuba, ils n’ont pris aucune mesure défensive, et, jusqu’à la dernière heure, ils se sont refusés à admettre que leur chevaleresque patrie pût avoir quelque chose à redouter d’une nation que la presse leur représentait comme composée de marchands de porcs, uniquement mus, par l’esprit de lucre. À notre époque de progrès rapides et de transformations incessantes, une nation qui ne sait pas modifier ses idées et refréner ses sentiments instinctifs même les plus louables, risque de perdre le sens du réel et d’être surprise par les événements.