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léger, à la conservation de tous les malades, de tous les souffrants, c’est-à-dire à la dégénérescence de la race européenne ?

Renverser toutes les appréciations de valeurs morales, c’est là ce qu’ils devaient accomplir ! Briser les forts, anémier les grandes espérances, rendre suspecte la jouissance de la beauté ; à la place de ce qui est triomphant, viril, conquérant, plein de générosité, à la place de tous les instincts qui sont propres au type le plus élevé et le plus parfait de l’homme, mettre l’incertitude, les scrupules de conscience, l’anéantissement de soi-même, oui, changer en haine contre la terre et contre la nature, tout l’amour pour la nature et pour la domination qui est en l’homme, c’est là le problème que s’est posé l’Église, qu’elle devait nécessairement se poser et qu’elle a résolu, enfin, en fondant en un seul sentiment son appréciation de la « vie mondaine », de la « vie de péché », de l’ « homme complet ». Si l’on pouvait contempler avec l’œil ironique et impassible d’un dieu épicurien, la comédie étrangement douloureuse et aussi grossière que raffinée du christianisme européen, on y trouverait de quoi rire et s’étonner pour l’éternité. Ne semble-t-il pas en vérité qu’une volonté unique ait gouverné l’Europe pendant dix-huit siècles, uniquement pour en faire un sublime avortement ? Mais pour celui qui est très loin d’avoir des sentiments épicuriens et qui, un marteau divin à la main, médite sur cette dégénérescence, sur ce dépérissement presque volontaire de l’homme, tel que nous le voyons en Europe (Pascal par exemple), ne doit-il pas s’écrier avec colère, avec compassion, avec épouvante : « Oh ! fous que vous êtes, fous, dignes d’une compassion sans borne, qu’avez-vous fait là ! Était-ce là un travail qui vous convint ? Voyez comme vous m’avez abattu et gâté ma plus belle pierre ! Et quel profit en avez-vous tiré ? » — Je veux dire que le christianisme a été jusqu’à présent la forme la plus nécessaire de l’orgueil. Des hommes ni assez élevés, ni assez durs pour oser manier l’humanité en artistes ; des hommes, ni assez forts ni assez clairvoyants pour avoir la force de volonté sublime de laisser agir la grande loi qui décide du sort des mille ratés, des mille victimes de la vie ; des hommes, pas assez supérieurs pour apercevoir la hiérarchie profondément tranchée qui sépare l’homme de l’homme, ce sont de tels hommes qui, avec leur « Égal devant Dieu », ont jusqu’ici pesé sur la destinée de l’Europe, et ont enfin obtenu une race amoindrie, presque ridicule, quelque chose comme un troupeau d’animaux, quelque chose de doux, de maladif, de médiocre — l’Européen d’aujourd’hui.

(Au delà au bien et du mal, § 62.)