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une morale de maîtres est l’ennemie des tendances actuelles et est implacable dans la sévérité de ses principes, par exemple : que l’on n’a de devoirs qu’envers ses pairs ; que l’on doit, envers les êtres inférieurs, envers les étrangers, agir selon son bon plaisir et « comme le cœur vous en dit » et toujours « au-delà du bien et du mal » — C’est ici que peut trouver à se placer la pitié et les sentiments analogues. La faculté et même le devoir des longues reconnaissances et des longues haines — entre égaux seulement — la délicatesse dans la gratitude, le raffinement dans la conception de l’amitié, une sorte d’obligation d’avoir des ennemis (comme déversoir pour les passions de l’envie, de la combativité, de l’orgueil, — au fond pour pouvoir être un « bon ami » ), ce sont là autant de caractéristiques de la morale supérieure qui, n’étant pas, ainsi qu’il a déjà été dit, la morale des « idées modernes » est difficile à comprendre aujourd’hui, difficile aussi à repenser et à mettre en lumière.

Il en va tout autrement du second type de la morale, la morale des esclaves. Supposons que les opprimés, les souffrants, les valets, ceux qui sont fatigués et incertains d’eux-mêmes, aient une morale : que sera le caractère commun de leurs appréciations de la valeur morale ? Ce sera vraisemblablement une hypothèse pessimiste sur le sort de l’homme en général, peut être une condamnation de l’homme et de sa destinée. L’esclave regarde d’un œil défavorable les vertus des puissants ; il a du scepticisme et de la défiance contre le « bien » tel qu’il est honoré parmi ses maîtres. — Il voudrait se persuader que leur bonheur à eux n’est pas digne d’être apprécié. Au contraire les qualités qui servent à adoucir l’existence de ceux qui souffrent sont mises au premier plan et inondées de lumière. La pitié, la main secourable et compatissante, le cœur chaud, la patience, le travail, l’humilité, la fraternité sont mises en honneur. — Car ce sont là, les qualités les plus utiles, les qualités presque nécessaires, pour supporter le poids de l’existence. La morale des esclaves est essentiellement la morale utilitaire. Le voilà bien, ce troupeau qui a créé l’opposition célèbre du bien et du mal… Cette opposition est la plus accentuée possible lorsque, conformément aux conséquences de la morale des esclaves, la morale des maîtres attache un soupçon de mépris, tout indulgent et léger qu’il puisse être, jusqu’au « bien » tel que le conçoit l’esclave, parce que l’homme bon d’après l’esclave, doit être un homme inoffensif : il est donc facile à tromper, peut être bien un peu bête, un bonhomme. Partout où règne la morale des esclaves, la langue tend à rapprocher les mots « bon » et « bête. » —