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Le jour que Fanny reprend les deux rôles, qui avaient été les plus beaux titres de Taglioni à la gloire théâtrale, ceux de la Sylphide et de la Fille du Danube, non seulement Gautier ne crie point au sacrilège, mais franchement il se déclare — dans un nouveau portrait parallèle — pour Elssler. Le « bon Théo » se montre alors presque cruel pour « Marie pleine de grâces ».

« Mademoiselle Taglioni, fatiguée par d’interminables voyages, n’est plus ce qu’elle a été ; elle a perdu beaucoup de sa légèreté et de son élévation. Quand elle entre en scène, c’est toujours la blanche vapeur baignée de mousselines transparentes, la vision aérienne et pudique, la volupté divine que vous savez ; mais, au bout de quelques mesures, la fatigue vient, l’haleine manque, la sueur perle sur le front, les muscles se tendent avec effort, les bras et la poitrine rougissent : tout à l’heure c’était une vraie sylphide, ce n’est qu’une danseuse, la première danseuse du monde si vous voulez, mais rien de plus… »

Cette peinture impitoyable du déclin de Taglioni est faite pour servir de repoussoir à l’apothéose de la rivale heureuse.

« Mademoiselle Fanny Elssler est aujourd’hui dans toute la force de son talent ; elle ne peut que varier sa perfection et non aller au delà ;… c’est la danseuse des hommes, comme Mademoiselle Taglioni était la danseuse des femmes. »

Remarquez bien cet insidieux petit mot était, ce « prétérit trépassé » comme disait à un autre propos Gautier, appliqué par lui à une danseuse qui ne compte que 34 printemps et qui a encore dix ans de succès devant elle !

« Quand Fanny danse », renchérit-il, « on pense à mille choses joyeuses… …Taglioni vous faisait penser aux vallées pleines d’ombre et de fraîcheur, où une blanche vision sort tout à coup de l’écorce d’un chêne aux yeux d’un jeune pasteur surpris et rougissant ; elle ressemblait à s’y méprendre à ces fées d’Écosse, dont parle Walter Scott, qui vont errer au clair de lune, près de la fontaine mystérieuse, avec un collier de perles de rosée et un fil d’or pour ceinture… »

Combien diffère de cet art immatériel, de cette idéale séraphicité