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« Armé ainsi, il se lança au désert, dans les forêts, aux savanes malsaines, ami des buffles et convive des ours, mangeant les fruits sauvages, splendidement couvert de la tente du ciel. Où il a chance de voir un oiseau rare il reste, il campe, il est chez lui. Qui le presse en effet ? Il n’a pas de maison qui le rappelle, ni femme, ni enfant qui l’attende. Il a une famille, c’est vrai : mais la grande famille qu’il observe et décrit. Des amis, il en a : ceux qui n’ont pas encore la défiance de l’homme et qui viennent percher à son arbre et causer avec lui.

« Et vous avez raison, oiseaux, vous avez là un très solide ami, qui vous en fera bien d’autres, qui vous fera comprendre, ayant été oiseau lui-même de pensée et de cœur. Un jour, le voyageur pénétrant dans vos solitudes, et voyant tel de vous voler et briller au soleil, sera peut-être tenté de sa dépouille, mais se souviendra de Wilson. Pourquoi tuer l’ami de Wilson ? et ce nom lui venant à la mémoire, il baissera son fusil.

« Je ne vois pas, au reste, pourquoi on étendrait à l’infini ces massacres d’oiseaux, du moins pour les espèces qui sont dans nos musées, et dans les musées peints de Wilson, d’Audubon, son disciple admirable, dont le livre royal, donnant et la famille, et l’œuf, le nid, la foi et, le paysage même, est une lutte avec la nature.

« Ces grands observateurs ont une chose qui les met à part. Leur sentiment est si fin, si précis, que nulle généralité n’y satisfait : ils observent par individus. Dieu ne s’informe pas, je pense, de nos classifications : il crée tel être, s’inquiète peu des lignes imaginaires, dont nous isolons les espèces. De même, Wilson ne connaît pas d’oiseau en général, mais tel individu, de tel âge, de telle plume, dans telles circonstances. Il le sait, l’a vu, revu, et il vous dira ce qu’il fait, ce qu’il mange, comme il se comporte, telle aventure enfin, telle anecdote de sa vie. “J’ai connu un pivert. J’ai souvent vu un baltimore.” Quand il s’exprime ainsi, vous pouvez vous fier à lui ; c’est qu’il a été avec eux en relation suivie, dans une sorte d’amitié et d’intimité de famille. Plût au ciel que nous connussions l’homme à qui nous avions affaire comme il a connu l’oiseau qua, ou le héron des Carolines !

« Il est bien entendu et facile à deviner que, quand cet homme oiseau revint parmi les hommes, il ne trouva personne pour l’entendre. Son originalité toute nouvelle de précision inouïe ; sa faculté unique d’individualiser (seul moyen de refaire, de recréer l’être vivant), fut justement l’obstacle à son succès. Ni les libraires, ni le public, ne voulaient rien que de nobles, hautes et vagues généralités, tous fidèles au précepte du comte de Buffon : Généraliser, c’est ennoblir ; donc prenez le mot général.

« Il a fallu le temps, il a fallu surtout que ce génie fécond après sa mort fît un génie semblable, l’exact, le patient