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« J’ai maintes fois, en des jours de tristesse, observé un être plus triste, que la mélancolie aurait pris pour un symbole : c’était le rêveur des marais, l’oiseau contemplateur qui, en toutes saisons, seul devant les eaux grises, semble, avec son image, plonger dans leur miroir sa pensée monotone.

« Sa noble aigrette noire, son manteau gris de perle, ce deuil quasi royal contraste avec son corps chétif et sa transparente maigreur. Au vol, le pauvre hère ne montre que deux ailes ; pour peu qu’il s’éloigne en hauteur, du corps il n’est plus question ; il devient invisible. Animal vraiment aérien, pour porter ce corps si léger, le héron a assez, il a trop d’une patte ; il replie l’autre ; presque toujours sa silhouette boiteuse se dessine ainsi sur le ciel dans un bizarre hiéroglyphe.

« Quiconque a vécu dans l’histoire, dans l’étude des races et des empires déchus, est tenté de voir là une image de décadence. C’est un grand seigneur ruiné, un roi dépossédé, ou je me trompe fort. Nul être né sort à cet état misérable des mains de la nature. Donc, je me hasardai à interroger ce rêveur et je lui dis de loin ces paroles que sa très-fine ouïe perçut exactement : “Ami pêcheur, voudrais-tu bien me dire (sans délaisser ta station), pourquoi, toujours si triste, tu sembles plus triste aujourd’hui ? As-tu manqué ta proie ? le poisson trop subtil a-t-il trompé tes yeux ? la grenouille moqueuse te défie-t-elle au fond de l’onde ?

“― Non, poissons ni grenouilles n’ont pas ri du héron… Mais le héron lui-même rit de lui, se méprise quand il entre en sa pensée de ce que fut sa noble race et de l’oiseau des anciens jours.

“Tu veux savoir à quoi je rêve ? Demande au chef indien des Chérokés, des Jowais, pourquoi des jours entiers, il tient la tête sur le coude, regardant sur l’arbre d’en face un objet qui n’y fut jamais.

“La terre fut notre empire, le royaume des oiseaux aquatiques dans l’âge intermédiaire où, jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combats, de lutte, mais d’abondante subsistance. Pas un héron alors qui ne gagnât sa vie. Besoin n’était d’attendre ni de poursuivre ; la proie poursuivait le chasseur ; elle sifflait, coassait de tous côtés. Des millions d’êtres de nature indécise, oiseaux-crapauds, poissons ailés, infestaient les limites mal tracées des deux éléments. Qu’auriez-vous fait, vous autres, faibles et derniers nés du monde ? L’oiseau vous prépara la terre. Des combats gigantesques eurent lieu contre les monstres énormes, fils du limon ; le fils de l’air, l’oiseau, prit la taille du géant. Si vos histoires ingrates n’ont pas trace de tout cela, la grande histoire de Dieu le raconte au fond de la terre où elle a déposé les vaincus, les vainqueurs, les monstres exterminés par nous et celui qui les détruisit.