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« Cicéron, dans son traité de la Nature des dieux, explique d’une façon très-ingénieuse que l’ordre de marche des grues est combiné de manière à ce que l’arrière-garde pousse en avant le corps de bataille. Je ne suis pas bien sûr des raisons du beau diseur, mais il est vraisemblable, d’après les déplacements perpétuels qui s’opèrent dans les rangs de tous les oiseaux dont le vol dessine un triangle ou plutôt un angle aigu, que le poste le plus difficile à tenir est celui du sommet de l’angle. L’oiseau placé à ce poste est un chef de nage qui a pour office de rompre le courant de l’air et de frayer la voie à ceux qui le suivent. Aussi le voit-on, quand ses ailes se sont épuisées à ce travail, céder la place à un autre et prendre position à l’arrière-garde. On a remarqué en outre que les soldats du centre demeuraient étrangers à ces revirements, et on en a conclu judicieusement que les rangs intermédiaires devaient se composer des jeunes de l’année, et que les adultes s’arrangeaient de manière à prendre pour eux toute la peine. Ce n’est pas la seule preuve de fraternité et de sagesse qu’offre la conduite de l’espèce exemplaire dont nous parlons ici.

« Les anciens, qui prêtaient beaucoup d’attention aux choses de la nature et surtout au vol des oiseaux, croyaient avoir observé que les grues n’abandonnaient jamais leur ordre de vol triangulaire que devant l’imminence d’une grave perturbation atmosphérique ou l’apparition de l’aigle, leur ennemi redouté, et ils ont forgé à ce propos des contes amusants qu’a ramassés naturellement la crédulité des modernes ; car, tant que la réalité sera laide, il faudra bien que les hommes, qui sont par essence amis du beau, l’aillent chercher dans la fable.

« Les Grecs ont raconté, par exemple, que lorsque les grues des environs de la mer Noire approchaient des monts Taurus, qui se trouvent sur la route de la Thrace et de la Scythie à l’Égypte, elles allaient passer l’hiver, la crainte de tomber dans les croisières des aigles qui peuplent cette chaîne leur faisait prendre des précautions toutes particulières. Un premier ordre du jour prohibait d’abord les voyages diurnes ; un second invitait tous les voyageurs à prendre un caillou dans leur bec pour se tenir la langue captive pendant la route. Au moyen de ces précautions, les traversées s’opéraient sans encombre ; ou si quelque catastrophe arrivait par suite de l’indiscrétion d’une personne de la société, au moins était-il facile de connaître sur le champ la coupable ; et comme le châtiment suivait de près la faute, l’exemple guérissait les bavardes de la démangeaison de jaser.

« Les Grecs n’ont pas menti en affirmant que beaucoup d’oiseaux peureux intervertissaient leurs heures de départ, quand ils avaient à traverser des parages redoutables. Le fait est vrai pour la grue comme pour l’oie, le canard, la grive et une foule d’autres espèces voya-