puis, file jusqu’à la batture aux-loups-marins, vis-à-vis St-Jean-Port-Joli. Notre calcul nous fit défaut : un vaillant chasseur de l’Île-aux-Grues — le capitaine Agapite Lavoie, nous avait devancés : il bêla de son affût, la Blanche Diane, à son mouillage.
« Levons le pied, dis-je, à mon canotier ! pique au large ! nous avons encore assez de baissant, avec cette brise, pour aller camper ce soir sous le pommier de Chatigny, à la batture-aux-loup marins. » Aussitôt dit, aussitôt fait. On repêche le grapin, la Blanche Diane prend le vent, la voile s’enfle, se corse ; nous voilà qui filons huit nœuds à l’heure, vers cette giboyeuse batture, le rendez-vous du gibier, à dix lieues à la ronde.
— Sais tu ce que c’est que ce pommier de Chatigny me dit mon interlocuteur ?
— Non, lui repliquai-je ; ça doit être un pommier comme tout autre pommier.
— Nenni, mon brave. Il y a là tout une histoire et une légende par dessus le marché, que mon vieil ami De Gaspé te raconterait de fil en aiguille, s’il était ici. Sur la batture, il y a une petite éminence, c’est la butte à Chatigny. Tout auprès, une épinette, l’épinette de Chatigny, et puis, son pommier. Le pommier n’est pas un pommier ordinaire ; sans avoir été greffé, il produit d’un côté des pommes douces, de l’autre, des pommes sûres ; voilà le pommier de ce pauvre Chatigny, qu’un vindicatif chasseur, son soi-disant ami, laissa mourir de faim sur cette île déserte : mon bon ami De Gaspé m’a promis d’écrire cette lugubre histoire avant de mourir.[1]
Eh bien ! nous passâmes la nuit à l’ancre, à une encablure du rivage. Le lendemain, nous prîmes terre ; il
- ↑ Il s’en est loyalement acquitté. Voir Mémoires de P. A. De Gaspé, p. 367, édition, 1866.