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ÉVANGÉLINE

Lassés du poids du jour et du poids des ennuis,
Quand le repas fut fait, que le voile des nuits
Eut ouvert, sous le ciel, ses grands replis humides,
L’exilé d’Acadie et ses sauvages guides
Livrèrent au repos leurs membres fatigués.
Pendant que les reflets capricieux et gais
Du brasier allumé dans la vaste prairie
Jouaient sur leur front blême et leur joue amaigrie,
La Sauvagesse vint, l’âme pleine de deuil.
S’asseoir sur le gazon devant l’agreste seuil
De la tente où veillait la triste Évangéline ;
Puis elle fit entendre à la vierge orpheline
Le récit douloureux de ses derniers malheurs.
Elle lui répéta, les yeux noyés de pleurs,
Et de cette voix grave, humble et mélancolique
Qui distingue partout l’enfant de l’Amérique,
Sa première espérance et ses félicités,
Son amour, son hymen et ses adversités ;
Comme elle avait de joie et de peur d’être mère,
Et plaignait son enfant de n’avoir point de père !
Évangéline, émue à ces tristes discours,
Donna, pendant longtemps, à ses pleurs libre cours.
Elle voyait près d’elle une autre infortunée,
Une femme aux chagrins comme elle destinée ;
Un cœur brûlant d’amour déçu, blessé, flétri,
Et privé pour jamais de son objet chéri.
Les liens du malheur unirent ces deux femmes.
Et d’intimes rapports enchaînèrent leurs âmes.
La vierge d’Acadie à la femme des bois
Dit aussi ses douleurs et depuis quels longs mois
Bien loin de sa patrie elle était exilée.
Et la femme des bois, la figure voilée,