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n’en étaient, il faut bien le marquer, que les causes efficientes, propres à réveiller les antiques préjugés. À quoi tendait l’antisémitisme ? À restaurer les législations anciennes contre Israël, mais ce but qu’il s’était assigné était un but idéal. Quel but réel et pratique a-t-il atteint ? Il n’est pas arrivé et n’arrivera sans doute pas, en France, en Autriche et en Allemagne, à rebâtir de nouveau des quartiers distincts, ni à enfermer les Juifs dans un territoire spécial comme en Russie, mais, grâce à lui, on a à peu près reconstitué un ghetto moral. On ne cloître plus les Israélites en Occident, on ne tend plus de chaînes aux extrémités des rues qu’ils habitent, mais on crée autour d’eux une atmosphère hostile, une atmosphère de défiances, de haines latentes, de préjugés inavoués et d’autant plus puissants, un ghetto autrement terrible que celui auquel on pourrait échapper par la révolte ou par l’exil. Même quand cette animosité se dissimule, le Juif intelligent la perçoit, il sent désormais une résistance, il a l’impression d’un mur dressé entre lui et ceux au milieu desquels il vit.

Que peut-on à l’heure actuelle montrer au Juif de l’Europe Orientale, qui désirait si vivement conquérir la situation de ses frères occidentaux ? On peut lui montrer le Juif paria. N’est-ce pas là pour lui un bel idéal à atteindre ? et que lui dira-t-on s’il déclare simplement ceci : « Ma situation est abominable, j’ai des obligations et je n’ai pas de droits ; on me réduit à une misère et à un abaissement effroyables. Quel remède me proposez-vous ? L’émancipation ? Que me donnera votre émancipation ? Elle me placera dans des conditions sociales qui me permettront de m’affiner ; grâce à elle, j’acquerrai des capacités nouvelles de sentir, et par suite une plus grande difficulté à pâtir ; elle développera chez moi une sensibilité plus grande et en même temps elle ne fera pas disparaître les choses qui blessent cette susceptibilité, au contraire. D’un misérable que sa misère engourdit parfois, elle fera un être subtil qui sentira doublement toutes les piqûres, et dont l’existence deviendra par conséquent mille fois plus insupportable. D’un paria souvent inconscient, elle fera un paria conscient. Quels avantages retirerai-je de ce changement de condition ? Aucun. Par conséquent, je n’ai que faire de votre émancipation, elle n’est ni une garantie, ni une assurance, ni une amélioration ».

Pour rétorquer l’argument, il faudrait un nationaliste ; mais si un Juif venu de Russie tenait ce langage à un Juif français, je ne vois pas trop ce que celui-ci pourrait lui répondre. Il ne le convierait même pas sans doute à cher-