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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

deux cailloux et pouvait être détruite en un instant.

À sa savante mimique la jeune fille répondit par un rire argentin, contagieux. Très amusée, ses yeux noirs et profonds brillaient de mille reflets malicieux.

« Bien imaginée, dit-elle, même grand’mère vous eût compris. Vos gestes sont si expressifs. » Froissé par ce rire et se sentant un objet de ridicule devant cette fillette si naturelle, il se sentit quelque peu gêné, et une légère rougeur couvrit son visage.

« Je parle français, un peu, dit-elle. J’ai été très impolie. J’aurais dû vous répondre de suite. J’accepte votre offre et si vous voulez dégager mon kayak de son piège, je vous en serai très reconnaissante. Mais, prenez garde que les cailloux n’en percent les peaux tendues ! Je ne pourrais pas alors regagner mon toupie[1]. Père et mère grand doivent être très inquiets. Je suis partie ce matin et ne leur ai pas dit que j’avais l’intention de traverser ce bras de mer. »

Redevenu homme du monde, notre héros ne se fit pas prier deux fois.

Quoique fortement tenté de déchirer par un accident voulu l’enveloppe du canot accroché à l’aspérité du rocher, et de jouir ainsi de la présence de cette enfant dont il se sentait tout ému, chaussé de bottes imperméables, il se mit à l’eau. En un adroit coup de main, l’embarcation était retirée de sa dangereuse position et mise à sec sur le rivage.

« Si nous causions quelques minutes, mademoiselle » et il désignait un gros bloc de gneiss poli.

Elle acquiesça de bonne grâce à sa demande et tous deux s’assirent, le dos aux immenses rochers accores s’élevant à trois mille pieds de hauteur, face à la mer, les pieds enfoncés dans le sable du rivage.

« Vous avez ri de moi, tantôt. Je ne vous en veux pas, car franchement je devais être ridicule. N’y pensons plus. Seulement, je vous prierais de me renseigner sur votre présence ici. Je me croyais seul sur cette île car l’on m’avait dit que le dernier établissement Esquimau se trouvait à Ponds Inlet et c’est très loin d’ici. D’où venez-vous ? Êtes-vous seule ? Comment se fait-il que vous parliez Français ? »

« Que de questions, reprit-elle. Vous êtes curieux pour un homme ! N’importe je vais vous répondre. »

« Ce que vous appelez Ponds Inlet est probablement Tunoungmiout. Il y a trois ans le village s’est divisé, et une partie s’est établie à Oulouksing (Artic Bay). Deux familles, dont celle de mon père, sont venues pêcher le saumon sur la terre que vous voyez vis-à-vis d’ici. Hier j’ai entendu grand’mère dire que nous aurions plusieurs jours de temps calme. Alors, ce matin, j’ai mis le « kayak » de mon père à l’eau et je me suis décidée à traverser ce détroit. Je voulais voir ces montagnes, dont la grandeur m’attirait. Je les croyais toutes proches ! me voilà bien loin. »

Sortant une carte de son havresac et en ayant constaté l’échelle, il fut tout surpris de voir que la distance couverte par cette jeune fille mesurait au-delà de cinquante milles.

« Vous n’avez pas craint de vous aventurer seule dans cette périssoire, lui demanda-t-il, désignant sa frêle embarcation. Si le vent se fût élevé, vous eussiez été engloutie. »

« Ô non, reprit-elle, quoique le kayak soit plus spécialement réservé aux hommes, je m’y suis habituée dès mon jeune âge. L’embarcation des femmes[2] l’« umiak » est plus pratique, mais il est lourd, difficile à conduire et demande les efforts combinés de plusieurs personnes pour le faire avancer. Maintenant, regardez ce joli bateau. Il a 20 pieds de longueur par 18 pouces de largeur. Il est bas et très léger. Sa charpente est faite d’os de baleine souples et liés ensembles. Il est tout couvert, en-dessus et en-dessous de peaux de loup-marins tannées et absolument à l’épreuve de l’eau. Il n’y a place que pour une personne. Au centre, cette ouverture ronde que vous voyez et par laquelle nous nous introduisons. Bien assise sur un coussin de peau de renne, les jambes allongées, le dos appuyé sur le bord de l’ouverture, rien ne gêne le mouvement requis pour balancer cet aviron double que vous voyez et faire filer mon embarcation sur l’eau. Advenant une tempête, j’ai une pèlerine, aussi en peau de phoque, que je me passe par-dessus la tête et dont les rebords s’attachent au dehors de l’ouverture du « kayak ». Deux fentes laissent passer les bras et rien ne nuit aux mouvements du nageur. Les vagues peuvent passer par-dessus l’embarcation, impossible que l’eau n’y entre. Le mouvement incessant de l’avironneur avec son aviron double empêche de chavirer. Quelquefois, pour une faible distance, un Esqui-

  1. Habitation d’été. Espèce de tente faite de peaux de caribous ou de loups-marins.
  2. Chaloupe des femmes, faite de peaux de phoque et pouvant contenir une vingtaine de personnes.